[dropcap]D[/dropcap]ans cette analyse je vous propose de plonger dans les méandres tumultueux des Marchés Publics de la République de Guinée, source intarissable d’enrichissement illicite des hauts fonctionnaires corrompus et d’entrepreneurs incompétents.
Mérite, expertise, compétence, savoir-faire, expérience, rapport qualité-prix, garantie, justice et transparence sont autant d’atouts et de vertus indispensables à l’attribution de marchés publics mais qui semblent désormais disparaître au profit de pratiques tels que dessous de table, favoritisme, piston, conflits d’intérêts, commission, bakchich, népotisme, pot de vin, etc.
Cette distorsion abusive et généralisée de la concurrence dans l’attribution des marchés publics est pourtant connue de chacun des acteurs et semble malheureusement acceptée par tous. Toutes ces villas de haut standing de plus d’un milliard de francs guinéens qui poussent un peu partout à Conakry et appartenant pour certaines d’entre elles à des fonctionnaires payés à maximum 3 fois le SMIG local sont là pour le témoigner.
Méthodes
Pour contourner la loi (notamment le Code des marchés publics et ses décrets d’application) et fausser la concurrence, différentes roublardises sont utilisées en fonction de l’origine des fonds et de l’article de loi à contourner. En voici sélectionnées pour vous quelques exemples de ces astuces et distorsions mises en parallèles avec des dispositions du Code des marchés publics de la Guinée :
1) « Obligation de passer un marché public lors que le montant est égal ou supérieur à un seuil de 100 millions GNF ». Trois techniques sont utilisées pour contourner cette obligation : a) saucissonner le marché en de petits marchés dont le montant est inférieur au seuil légal ; b) attribuer consciemment le marché à une valeur inférieure au seuil et procéder à des avenants ultérieurs sans établir un marché de régularisation comme le prévoit la loi; c) Passer par une décision du Président de la République en évoquant des raisons d’urgence, de sécurité ou de monopole pour passer un contrat sous forme de marché négocié de gré à gré.
2) « L’exécution de marché public ne peut être confiée qu’à des candidats ayant les capacités nécessaires et en règle vis-à-vis du fisc ». Astuces : utilisation de documents falsifiés pour apporter les preuves de ces capacités : faux CV et diplômes, fausses références techniques et financières, faux quitus fiscaux/déclarations fiscales, fausses attestations de non faillite, fausses listes de matériels disponibles, etc.
3) « Les candidats précédemment attributaires de marchés publics et ayant fait l’objet d’une résiliation pour faute ou carence ne sont pas autorisés à concourir à un nouveau marché public ». Ici même pas besoin d’user de ruse pour contourner cette règle car il n’y a aucun fichier ou base de données qui répertorie les mauvais candidats.
4) « Le délai de candidature ne peut être inférieur à 30 jours pour un Appel d’Offre National (AON) et 45 jours pour un Appel d’Offre International (AOI) à compter de la date de publication de l’appel d’offre ». C’est une disposition qui n’est respectée qu’en marché à financement extérieur (FINEX) à cause ou grâce à l’intransigeance des bailleurs de fonds. En AON généralement financé par le Budget National de Développement (BND), le délai est parfois inférieur à 10 jours. C’est une technique utilisée pour que les entreprises candidates n’aient pas suffisamment de temps pour préparer leurs offres et constituer les cautions bancaires exigées. Entre temps, le dossier a été fourni à l’entreprise que l’on souhaite « pistonner » plus d’un mois à l’avance.
5) « Les offres des candidats doivent être placées sous double enveloppe qui reste cachetée jusqu’au moment du dépouillement ». Le but étant de placer l’offre technique et ses pièces justificatives dans une enveloppe et l’offre financière (c’est-à-dire la soumission) dans l’autre de manière à les évaluer séparément. C’est une disposition que le législateur a imaginé pour empêcher que le contenu de l’offre d’un candidat ne soit exploité par un autre. Mais c’est sans compter sur l’ingéniosité du guinéen en matière de fraude et de corruption. Car ce qui se passe en réalité, c’est que les plis sont ouverts à l’insu des candidats avant d’être reconditionnés après manipulation. Ainsi, les prix des candidats sont relevés pour être communiqués à l’entreprise à qui l’on souhaite attribuer le marché afin qu’elle ajuste son offre pour remplacer l’offre initiale.
Conséquences
Au-delà des préjudices causés aux entreprises à travers une concurrence qui n’en est pas une, ces mauvaises pratiques minent complètement l’économie de notre pays d’autant plus que les coûts de ces pratiques sont intégrés de manière systématique dans les offres des entreprises. Dans le secteur des Bâtiments et Travaux Publics par exemple, c’est même une espèce de norme de 10 à 20% du montant du marché en commission qui s’est officieusement instituée et pratiquée rendant les marché BND plus juteux que les marchés FINEX . Du coup, les marchés publics guinéens constituent l’une des principales sources d’enrichissement illicites de fonctionnaires dont le chef d’orchestre est d’un côté l’ACGP (Administration et Contrôle des Grands Projets) chargé de suivre les grands travaux en Guinée et les commissions interministérielles de dépouillement des offres de l’autre.
Conséquences, manque de moyens pour faire face aux nombreux défis prioritaires notamment en matière de santé, d’éducation ou d’infrastructures. En plus, les entreprises ayant versé de pot de vin vont jouer sur la qualité des produits, des services et des infrastructures afin de maintenir leurs marges bénéficiaires. Du coup, les produits et services rendus ne tiennent sur la durée pour laquelle ils ont été programmés et il faut continuer à rembourser les dettes contractées pour les réaliser.
Solutions
Pour mettre fin à ces pratiques qui fragilisent dangereusement l’économie de notre pays et hypothèquent l’avenir de toute une génération, il faut une véritable politique nationale de lutte contre la corruption dans les marchés publics. Ainsi, quelques pistes me semblent efficacement envisageables :
1) Mettre en place un organe indépendant chargé de veiller à la régularité des procédures des tous les marchés publics et de traquer les fraudes et la corruption à tous les niveaux de pouvoir.
2) Mettre en place un système automatique de contrôle des documents administratifs et fiscaux des entreprises guinéennes sans devoir en faire la demande aux candidats concernés à chaque appel d’offre. Il suffirait ainsi à l’autorité contractante de communiquer un simple numéro d’entreprise à la Direction Nationale des Impôts pour connaître la situation fiscale d’une entreprise. Ce qui a un double avantage : inciter les entreprises à payer leurs cotisations à temps et arrêter la production de faux documents. Car aujourd’hui, certaines entreprises ne paient leurs impôts que lorsqu’elles préparent une soumission pour laquelle le quitus fiscal est exigé.
3) Revoir complètement le code des marchés publics de la Guinée afin de l’adapter aux réalités actuelles de l’environnement socio-économiques. Il faut notamment supprimer le recours à la double enveloppe, rendre obligatoire la publication du contenu du procès-verbal d’analyse et d’évaluation des offres à l’ensemble des candidats. Il faut aussi accorder un droit de préférence aux petites et moyennes entreprises guinéennes pour ce qui concerne les marchés sur financement BND (c’est-à-dire l’argent du contribuable guinéen). D’autant plus que l’Administration est incapable de vérifier l’authenticité des documents justificatifs émis à l’étranger et produits par des entreprises étrangères.
4) Exiger que l’ouverture des plis ait lieu le même jour que le dépôt des offres et que les offres technique et financière soient ouvertes au même moment en présence des candidats.
5) Indiquer dans tous les dossiers d’appels d’offres le nom et les coordonnées de l’organe auquel il faudra se référer pour déposer une réclamation ou une plainte si l’on estime (à l’égard du procès-verbal) que la procédure de passation du marché ne s’est pas déroulée dans des conditions justes et transparentes.
6) Mettre en place un système d’agrégation des entreprises selon la taille, la compétence et le secteur d’activités. Cette agrégation serait obtenue sur présentation d’un certain nombre de documents administratifs, techniques et financiers et valable sur une période donnée. Ainsi, dans chaque dossier d’appel d’offre, on précisera l’agrégation dont doit disposer le candidat selon la taille du marché. Ce qui permettrait d’éviter par exemple que des entreprises de prestation de services ne postulent pour des marchés de travaux ou de fournitures et vice versa ou qu’une entreprise ne postule pour des marchés au-delà de sa capacité. Ce système a également l’intérêt pour le pouvoir adjudicataire de ne comparer désormais que les offres financières car toutes les entreprises de la même agrégation sont censées être techniquement compétentes.
7) A défaut de la supprimer purement et simplement, revoir complètement les attributions et le fonctionnement de l’Administration et Contrôle des Grands Projets (ACGP) et limiter son pouvoir dans la décision d’attribution des marchés publics. En effet, avec une commission interministérielle d’analyse et d’évaluation des offres composée de 5 à 7 membres, il y a souvent 2 de l’ACGP. Les décisions de la commission étant prises à la majorité simple des voix en cas de vote, il suffit pour une entreprise de réussir à corrompre 3 à 4 membres pour se mettre le marché en poche. Sachant que les fonctionnaires sont toujours à l’attente d’une proposition douteuse allant dans ce sens, le reste n’est donc plus qu’un jeu d’enfants.
8) Enfin, de manière encadrée et transparente sans que cela ne soit utilisé à de fins de règlement de compte politique ou financier, exiger à tout citoyen dont les richesses (en l’occurrence immobilière) sont anormalement disproportionnées par rapport au revenu lié à son activité de le justifier au fisc. Ce qui permettra à la fois de lutter contre la corruption et le crime organisé.
Abdoul Diaila BAH
Liège, Belgique