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Ebola en Guinée: Les confidences du coordinateur d’urgence de MSF à Macenta

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Par Luis Encinas, coordinateur d’urgence à Macenta*, dans le sud-est de la Guinée, où MSF prend en charge des victimes de l’épidémie d’Ebola.

Me voilà de nouveau assis là devant mon ordinateur qui est probablement devenu mon confident le plus cher. Je n’ose pas regarder en arrière. Trop de choses sont survenues.

© Sam Taylor/MSF
© Sam Taylor/MSF

Aujourd’hui, j’ai envie de commencer mon histoire à 16h30, à l’endroit même où nous nous réunissons avec les responsables et médecins de l’hôpital. Je regarde ma collègue Kathleen, qui me remplacera demain. J’ai envie de rentrer à nouveau dans le service d’isolement, revoir les patients et leur dédier cette partie de vie aujourd’hui. Nous nous dirigeons vers l’ancienne pédiatrie, située à l’autre extrémité du complexe hospitalier, là, seule, isolée comme par nature. La montée est légère mais le climat chaud et humide transforme nos corps en de véritables mares de sueur.

Nous arrivons et discutons avec l’autre partie de l’équipe juste devant l’entrée. Chaque fois que je m’approche, je me rends compte que nous avons fait un travail titanesque. Une certaine vague de satisfaction me remplit, juste le temps de gravir ce qui me reste de la petite colline pour arriver à l’entrée arrière du bâtiment. Après s’être forcés à boire ½ litre d’eau, nous enfilons nos bottes, nos blouses et pantalons verts, et nous nous préparons pour entamer le protocole strict de l’habillement de protection maximale : gants hospitaliers, masque numéro 1, salopette complète, une cagoule à fermer à trois endroits, des nœuds simples, ni trop serrés ni trop relâchés, juste assez, après avoir délicatement réalisé une ouverture pour laisser passer le masque antérieur. Ça y est ! On sent le thermomètre corporel qui grimpe de quelques dixièmes de degrés. Deuxième paire de gants, chirurgicaux cette fois-ci. Je me demande d’ailleurs le bien-fondé d’avoir des gants stériles ; j’imagine que ce sont les seuls sur le marché. Refermer la salopette avec les deux scotchs adhésifs. Et puis la paire de lunettes, appelée « lunettes de skieur », tellement elles sont larges. Nous procédons à la vérification de l’étanchéité de nos vêtements. Ultime ajustement, nous sommes prêts pour entrer dans le service d’isolement, en prenant avec nous médicaments, nourriture et eau.

Silence de plomb

© Amandine Colin/MSF
© Amandine Colin/MSF

On s’engouffre dans le long corridor pour arriver à la première chambre. Une chambre obscure, large, où sont placés 10 lits mais où se trouvent actuellement deux de nos trois patients cet après-midi : un couple admis il y a presqu’une semaine. Je me souviens très bien d’eux, le deuxième jour quand nous nous sommes rendus chez eux, les aider pour laver le corps du dernier des enfants. Émotions, silence de plomb… Je pense à autre chose. Je me concentre sur le moment actuel. Je regarde le mari allongé sur le lit. Il semble me sourire. J’imagine qu’il m’a reconnu et je lui souris aussi. Soudainement, je me rends compte qu’il ne peut voir que la forme de mes yeux, mais je crains que, dans la semi-obscurité, il n’ait guère la possibilité de me reconnaitre. Je lui parle lentement et il me répond dans un français à peine compréhensible qu’il va bien. Il s’assoit seul mais peine à rester assis. Nous lui donnons des médicaments, lui changeons l’eau et lui apportons son repas. Une prise en charge dans sa globalité. J’aurais voulu m’asseoir, parler avec lui, l’écouter, le tranquilliser. « Je n’ai plus de force, j’ai tout perdu. » Il dévore pourtant son assiette et ne cesse de regarder sa femme. Le temps presse… Tic tac tic tac. Je n’ai pas la notion du temps, mais j’estime qu’une dizaine de minutes se sont déjà écoulées.

Nous nous dirigeons vers son épouse. Elle, que j’avais vue si digne, si forte le premier jour. Elle, qui me garantissait que rien ne lui arriverait, et à qui il nous a fallu tant de palabres, tant de temps pour la convaincre car cliniquement elle présentait un historique inquiétant. Elle est venue pour accompagner son mari, pour lui donner à manger. « Je rentre, pour ne pas le laisser seul », m’a-t-on traduit ce jour-là. Aujourd’hui, elle est sans force, elle a du mal à lever son bras pour y placer le thermomètre. Son corps est lourd. On essaye de l’asseoir sur le lit. Kathleen lui parle sans cesse, vérifie sa perfusion. Nous changeons sa tubulure car du sang était venu s’y coaguler. Elle ne tient pas une seule minute. Elle est fébrile, faible et transpirante. Nous allons chercher des serviettes et du savon, et nous commençons à la laver. Son mari nous fixe du regard, impotent à quelques mètres de nous. Il lui parle en Toma, mais elle ne lui répond pas. Et ce temps qui ne s’arrête pas, ces aiguilles d’horloge, qui me semblent être devenues folles, semblent s’emballer. Je les imagine tourner à une vitesse folle. Je lui place une serviette éponge sur la tête.

“J’ai du mal à la reconnaître”

Nous rangeons un peu la chambre, essayons de lui donner un caractère plus humain. Les lampes pendantes électriques installées rapidement afin d’avoir accès aux patients durant la nuit n’ont définitivement pas été pensées pour moi. Je dois être un vrai contorsionniste pour passer de part et d’autre du patient.

Elle nous murmure quelque chose mais nous avons du mal à comprendre, son mari aussi… Son état, en moins de 48 heures, s’est tellement dégradé que j’ai du mal à la reconnaître. J’essaye d’entrer en contact une dernière fois avec son époux. J’ai l’impression qu’il va s’en sortir. Je l’espère. Soudain, je me dis que je me suis peut-être trompé, j’ai parfois cette crainte tout au fond de moi. Je me dis qu’il est âgé, que même s’il a perdu et déjà enterré cinq personnes de sa famille, il a peut-être juste mal au dos, un peu de fièvre et des diarrhées communes. Ma tête devient soudain un casse-tête chinois où j’en perds le fil. Je me reconcentre. De toute manière, ce soir, nous aurons enfin les résultats du laboratoire.

Ma collègue me dit qu’elle commence tout doucement à avoir chaud. Je la regarde, l’observe. Ses lunettes se remplissent de buée et sur son masque perlent des gouttes de transpiration. Nous accélérons le pas. Je ferme la porte en y jetant un coup d’œil empathique. Je leur transmets mes forces les plus ancrées. Je ne cesse de penser à eux. La chaleur extérieure devient insupportable. J’ai l’impression que c’est la Loffa (rivière guinéo-libérienne) qui coule sur mon dos et mon visage est pareil, à la différence près que ce sont des larmes qui coulent. Des larmes qui traduisent mon impuissance et ma frustration.

Nous nous dirigeons vers la dernière chambre, la deuxième ayant été désertée par le patient hier. On arrive chez ce jeune homme. Dès qu’on rentre dans la chambre, il se lève, fier, du haut de ses 22 ans. Il nous sourit, nous parle dans un français compréhensible. Il nous pose plein de questions. J’ai l’impression que pour lui, la chance a tourné. Il ne présente pas de température et semble être en grande forme. On lui dit qu’on attend les résultats du laboratoire à 18 h 30. Il s’arme de patience.

Il est temps de sortir. Nous nous plaçons en file indienne. Le « contrôleur et sprayeur »  arrive et nous voilà lancés dans le déshabillage, l’adrénaline et la concentration à son maximum. Je laisse la place à Kathleen et me mets un peu en arrière. Nous sortons enfin. La brise et le contact direct avec le monde extérieur nous fait revivre. Nos blouses et pantalons sont trempés et collent à notre peau. Un détail, finalement : mes pensées sont restées ici, à l’intérieur, dans la chambre numéro 1, entre le mari et son épouse. J’ai gravé dans ma mémoire le sourire du mari et la détermination de son épouse à essayer de se lever.

Nous revenons à l’entrée principale, où le responsable de l’hôpital vient nous rejoindre. « J’ai les résultats du laboratoire. » Silence à nouveau. Nous nous replongeons dans la réalité. Trois positifs et un négatif parmi les quatre derniers patients. Soudain, nous comprenons…

Ce témoignage a été publié en avril dans le quotidien espagnol El Pais.

* Le projet de Macenta a depuis été fermé, plus aucun patient ne présentant de symptômes de l’Ebola depuis des semaines. Les équipes de MSF poursuivent leur lutte contre l’épidémie à Conakry et Gueckedou. Pour en savoir plus sur cette épidémie, cliquez ici.

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