[dropcap]L[/dropcap]a richesse culturelle de notre pays, fait d’elle un creuset qui offre tout un spectre de nuances, de variantes et de tendances de la dynamique que connait le champ culturel qui gagne en maturité. Ahmed Tidjani Cissé est le ministre de la culture et du patrimoine historique, il est le garant de la sauvegarde et la mise en valeur de notre patrimoine historique.
Il est également chargé d’assurer le rayonnement de la culture guinéenne tant sur le plan intérieur qu’extérieur. Bilan, perspectives, avenir de la culture guinéenne sont les grandes lignes que le ministre de la culture a accepté d’aborder dans cette entrevue qu’il a bien voulu nous accorder. Lisez !
Vision Guinée : Monsieur le ministre, l’année 2013 vient juste de commencer, quelles ont été les réalisations majeures de votre département en 2012?
Ahmed Tidjani Cissé : Quand on parle du ministère de la culture, les résultats ne sont toujours pas palpables. Un ministre des travaux publics vous dira qu’il a fait des infrastructures routières, celui de la pêche vous dira nous avons eu tel nombre de tonnages de poissons. Le ministre de la culture vous dira le résultat c’est avant tout l’atmosphère, l’ambiance dans laquelle on a baignée pendant l’année, ensuite les résultats concrets.
Au jour d’aujourd’hui, on parle de la culture d’une manière plus positive visant des objectifs à réaliser. La culture commence peu à peu à être perçue comme un élément incontournable, voire même une compagne de vie. C’est le premier aspect non palpable.
En matière musicale, les artistes guinéens ont eu des prix. Il s’agit notamment de Takana Zion qui a été sacré meilleur reggaeman africain pour l’année 2012 ; Oudy premier un jeune artiste du coupé-décalé a reçu à Bamako le prix de meilleur artiste ouest-africain. Notre sœur Sia Tolno a raflé le prix découverte RFI. Toujours sur le plan musical, le Bembeya Jazz avait déjà été consacré meilleure formation orchestrale des dernières cinquante années.
En matière de beauté, c’est une fierté pour la Guinée d’avoir la Miss Cedeao. La Cedeao, c’est plus de 380 millions d’habitants. Etre d’un pays dans lequel réside la plus belle de la Cedeao, ce n’est pas rien. Cette Miss est une ambassadrice de la beauté, une ambassadrice de la paix, bref une image de la Guinée. On peut l’envoyer à l’extérieur pour nous servir comme ambassadrice.
Sur le plan théâtral, la troupe nationale théâtrale a participé aux 5ème Festival de Bejaia en Algérie, un festival très important où plus de 63 pays se rencontrent pour compétir en matière de productions scéniques et théâtrales. La Guinée a eu le prix de la meilleure représentation et celui du meilleur texte. L’auteur que je suis a eu un hommage de théâtre pour la bonne compréhension des déclarations des droits de l’Homme. La pièce qui a été jouée par la troupe c’est la révolution française vue sous l’angle africain. C’est une appréhension des droits de l’Homme vue sous l’angle des africain. Ces prix sont encourageants, quand on sait que nos artistes sont allés à ce festival dans des conditions difficiles.
En matière de création musicale, il y a eu beaucoup d’opus guinéens sur le marché.
Comme réalisation, nous pouvons citer la mise en place d’une association des coiffeuses de Guinée. C’est important en ce sens que ce sont des jeunes femmes qui ont décidé de retourner à la tradition. Nous avons une tradition de beauté dans la coiffure, et ces femmes ont décidé de la recouvrer. Cela s’inscrit dans le succès du ministère de la culture et du patrimoine historique.
Quels sont à présent les grands axes de votre programme d’actions prioritaires en 2013 ?
En 2013, les grands axes du ministère de la culture tournent autour du patrimoine. Le patrimoine, c’est tout ce qui constitue notre histoire (verbale, contée, physique, immatérielle…). C’est tout ce que nous pouvons revendiquer comme héritage culturel. J’avais demandé en 2011, le recrutement de 500 étudiants diplômés qui seraient allés sur le terrain pour détecter les sites du patrimoine historique et la mise en valeur de ces sites qui plus tard deviendraient des sites de tourisme culturel.
A ce propos, le musée de Boké a été rénové. Ce musée est un fortin qui servait à enfermer les esclaves. De là, ils étaient embarqués pour l’Amérique. René Caillé est parti de cet endroit pour faire sa traversée de la Guinée du Mali et aller jusqu’à Tombouctou. Ce musée après sa rénovation est devenu de nos jours régional.
Cette année, nous avons en projet la revalorisation de Niani (Mali). qui est la capitale de l’empire de Soundjata Keita.
Nous avons aussi en perspectives pour l’année 2013, la mise en valeur de la case à palabre à Dalaba. C’est dans cette case mythique que se retrouvaient les rois du Fouta et où des décisions importantes étaient prises. Quand la France nous a colonisés, le gouverneur de la Guinée allait souvent dans cette case pour rencontrer les grands chefs du Fouta. De nos jours, cette case qui est un vestige historique est entrain de tomber en ruine. Il faut donc réunir les moyens pour qu’elle (la case, Ndlr) ne s’effondre pas et ne disparaisse pas.
Au port Galiyien, les français ont décidé de rénover le cimetière des blancs qui y sont tombés au cours de la bataille contre les Sofas de Samory. Le cimetière des soldats noirs doit être mis en valeur afin de constituer un lieu de souvenir.
Il y a quelques jours, j’ai reçu une équipe d’anthropologues américains qui viennent de la Caroline du Sud. Ils sont là pour la mise en valeur de Farinya.
Farinya c’est le port négrier où Gnara Gbeli, cette femme célèbre vendait des esclaves. Ces derniers venaient du Fouta, de la Haute Guinée, pour être embarqués à Farinya.
J’ai fait un voyage en Caroline du Sud en avril 2012 où des tests ADN ont été faits. Les résultats de ces tests ont montré que 30% des américains embarqués des côtes d’Afrique de l’Ouest, l’ont été à partir du port négrier de Farinya. Vous savez, de Boké à Benty, la Guinée est tapissée de ports négriers. Donc ces américains se sont rappelés que leurs ancêtres ont été embarqués à Farinya, ils veulent donc retrouver ces lieux. Cette équipe est déjà là.
Leur venue en Guinée est le résultat de mon voyage en Caroline du Sud où j’ai signé un protocole d’accord permettant de faire des recherches sur le plan archéologique en Guinée. Les objets retrouvés au cours de cette recherche seront la propriété de la Guinée, mais aussi des objets d’études des universités du monde entier.
Le rapatriement des restes du Waliou de N’Dama qui se trouvent dans un village au Congo figure en bonne place dans nos priorités cette année. Le waliou de N’Dama est un héro de la lutte anticolonial. Il a été confronté à des militaires coloniaux. Nous allons donc rapatrier ses restes et construire un musée à Gaoual où ces restes vont être entreposés pour que ce lieu soit un site de recueil.
Nous comptons aussi rapatrier les restes du Waliou de Gomba, qui a été fait prisonnier et enfermé à Fotoba où il est décédé. Un autre musée sera construit à Gomba.
L’organisation des festivals et la quinzaine artistique figurent en bon plan cette année. Nous aurons des podiums régionaux dans les différentes régions naturelles de la Guinée. Le ministère ira détecter les meilleurs chanteurs, romanciers, poètes, etc.… Ces meilleurs viendront à Conakry pour participer à un festival pendant 10 à 15 jours, pour offrir du plaisir aux guineens. Cela nous permettra de retrouver notre identité culturelle.
On voit que le programme 2013 du ministère de la culture sera chargé. Monsieur le Ministre, toute réalisation requiert des fonds d’investissement et de fonctionnement. A ce jour, le ministère de la culture a-t-il les moyens adéquats pour promouvoir l’identité culturelle de notre pays ?
En général, on n’a pas l’intégralité des moyens d’un programme politique. Quand il s’agit de la culture, c’est criard. Le déficit de moyens est criard, cela n’est pas seulement propre à la Guinée. Lors de la dernière conférence des ministres de la culture de l’Union Africaine, tous les ministres se plaignaient du fait que lorsque les allocations budgétaires sont faites, le ministère de la culture figure toujours parmi les derniers, il n’a même pas 1% du budget national. Avec si peu, que pouvons-nous faire ?
La volonté de notre président de la République est manifeste pour la culture, mais les moyens pour que la culture soit mise en valeur manquent. Nous avons les moyens humains, mais ce n’est pas suffisant. Nous ne pensons pas trouver l’entièreté du financement dans le budget de l’Etat.
Toutefois, la création des industries culturelles permettra de trouver des ressources afin que le ministère de la culture puisse voler de ses propres ailes. Pour l’heure, c’est excessivement difficile car la perception de la culture comme élément fédérateur, comme élément de réconciliation, producteur de ressources financières est encore bancale. Cela est dû au fait que les politiques chez nous en Afrique n’ont pas la culture de la culture, pour ainsi dire. On finira par comprendre que tout plan de développement économique d’un pays qui oublie le paramètre de culture est un plan voué à l’échec.
On s’imagine qu’en construisant des chemins de fer, des routes, ce sont des biens consommables palpables. Cela se fait à partir d’un environnement culturel, selon une vision, selon un rêve. Les grandes choses de l’humanité ont été réalisées à partir d’un rêve. Si l’homme cesse de rêver, il cesse d’être un homme, il se ravale au rang des animaux. Tout problème de développement d’un pays doit, pour sa réussite, intégrer le paramètre culture. Tous les plans de développement qu’on a élaboré ici depuis le plan triennal, quadriennal sous le régime de Lansana Conté, la Guinée vision 2010 ont été élaborés sans tenir compte du paramètre culture.
Quand tu parles de culture, les gens pensent aux animations culturelles, la danse au palais du peuple, le tamtam. Pourtant la culture englobe plus que ça. La façon de marcher, l’art de vivre, l’art culinaire, la mode, la façon de se spécifier par rapport aux autres individus d’Afrique ou du monde ; est culturel.
Selon certains observateurs, la politique culturelle de notre pays est obsolète, il est donc impératif de l’actualiser. Qu’en dites-vous ?
Je dirai que c’est la perception de la culture elle-même qui n’est pas très bonne. Ceux qui gèrent notre quotidien, les politiciens sont à la base de cette observation. Leur comportement justifie que la politique culturelle est obsolète.
Encore une fois, toute politique de développement d’un pays ne peut se faire qu’en intégrant le paramètre culture. Quand on demande à un cultivateur de labourer la terre. On met à sa disposition soit une charrue, un tracteur ou une daba. Mais s’il n’a même pas une daba, c’est compliqué. Un bilan suppose un programme, un projet, des moyens humains, matériels pour réaliser ce projet. Si vous n’avez pas ces moyens, vous ne pourrez rien faire. Quand on parle d’échec de la politique culturelle, on conçoit bien un projet, ce sont les moyens qui manquent.
Ce qu’il faut applaudir, c’est que c’est la première fois que le ministère de la culture est autonome. Jusqu’ici, on disait souvent le ministère de la jeunesse et de la culture, le ministère de l’éducation et de la culture, le ministère de l’information et de la culture.
Quand nous étions députés à l’époque, je crois qu’il faut reconnaitre aux députés des deux parlements le mérité de s’être battus pour que cette culture ait un département autonome. Le président Lansana Conté avait accepté de créer un ministère en titre pour la culture et un ministère autonome de la culture. Mais il ne s’agit pas de créer un ministère pour en faire un vase vide. Il faut que ce ministère ait une consistance, qu’il ait les moyens financiers pour exister.
Aujourd’hui nous avons juste le budget de fonctionnement, pour payer les fonctionnaires. Quand on voit les locaux qui abritent le ministère de la culture, on a tout de suite l’analyse de la façon dont la culture est traitée en Guinée. On dit souvent que l’habit ne fait pas le moine, mais c’est par l’habit qu’on reconnait le moine. La culture, c’est l’image d’un pays. Dans les autres pays, le ministère de la culture est appréciable.
Lors de la 4ème Session de la conférence des ministres de la Culture de l’Union africaine qui s’est tenue du 1er au 2 novembre dernier à Kinshasa, conférence à laquelle vous avez pris part, l’une des premières recommandations faites par la conférence est celle d’assurer l’intégration de la culture dans les stratégies nationales de développement et dans l’Agenda de développement après 2015. Quelles mesures que votre département a pris pour atteindre cet objectif ?
On a considéré jusqu’ici que les programmes faits dans les pays d’Afrique n’intègrent pas la culture. Lorsque les ministères des finances font leurs statistiques, ils estiment que la culture ne génère pas de revenus, que le département de la culture est un gouffre. Or, ils oublient les industries culturelles. Les Etats-Unis n’ont pas de ministère de la culture. Pourtant ils tirent 30 à 40% de leur revenu des activités culturelles. Si on intègre très bien le facteur culture dans l’élaboration des budgets, on se rendra compte que le département de la culture est un département qui peut générer des ressources. Pour cela, il faut faire des investissements à long terme. Si on n’investit pas, on tournera en rond. Nous serons toujours entrain de tendre la main pour mendier. Même nos langues on finira par les oublier. Le meilleur vecteur d’une culture c’est la langue maternelle. Elle est fondamentale pour qu’un individu se sente dans son élément culturel. En négligeant toutes ces choses, on ne peut pas dire que la culture est un élément important pour jumeler les ressources pour un pays.
Les gens doivent savoir que la culture doit être intégrée dans le problème d’un gouvernement, car elle génère des revenus. Si on ne le fait pas, on finira par être des esclaves modernes sans la corde au cou. La culture se consomme, si on ne consomme pas celle que nous générons nous-mêmes, on sera amené à consommer la culture des autres. On sera sur une terre africaine, mais nos rêves seront comme s’ils étaient préparés par les civilisations qui nous ont réduits en esclavage. Malgré toutes les ressources du sol et du sous-sol dont nous nous targuons, ces ressources vont servir à continuer à enrichir ceux qui nous ont colonisés, et qui sont partis en restant d’une certaine manière.
L’un des constats en Guinée est le manque notoire des salles de cinéma, il faut aussi reconnaitre que le cinéma guinéen bat actuellement de l’aile, comment comptez-vous relancer le cinéma guinéen ?
En fait ce ne sont pas seulement les salles de cinéma qui manquent chez nous. Ce sont entre autres les salles de spectacles.
Tout créateur a besoin d’un lieu de rencontre pour proposer au public les résultats de ses rêves. Conakry manque de salles spectacles, plus cruellement de salles de cinéma. Avant toutes les préfectures de la Guinée avaient au moins une salle de cinéma. Ces salles ont été bradées de nos jours, vendus à des commerçants.
Il n’y a pas de lieux où les jeunes peuvent s’adonner à des activités de loisirs. Je me bats pour que le cinéma Liberté puisse être récupéré afin qu’on puisse y projeter des films. La seule salle sui existe aujourd’hui c’est le cinéma Rogbane. Les gérants de cette salle se battent pour la maintenir.
Avec l’avènement de la télévision numérique en Guinée, certains ont pensé que le cinéma guinéen est mort. Je dis que ce n’est pas le cas. Chaque année, au festival de Cannes, celui d’Hollywood, pour ne citer que ceux-là, ce sont des milliards de dollars que l’industrie cinématographique draine.
Les salles de cinéma de Conakry doivent être reconstituées. Il faut que nous prenions soin de construire des endroits où nos enfants peuvent aller pour regarder un film.
Mon département œuvre activement pour la construction d’un palais de la culture à Conakry. La Guinée est le seul pays en Afrique de l’Ouest qui n’a pas un palais de la culture. Notre palais du peuple abrite l’Assemblée nationale, toutes les conférences se tiennent dans ce même palais, les séminaires, les concerts et autres. Ce qui fait que nous avons une seule entrée et une seule sortie. C’est bizarre que la Guinée soit un pays de culture et que les créateurs n’aient pas un endroit pour s’exprimer.
Si ce palais de la culture est construit, il y aura naturellement une salle de spectacles, une bibliothèque, un musée, et une salle polyvalente om l’on pourra projeter des films. Pour réaliser ce projet, je vous disais tantôt qu’il faut des fonds financements. Si le gouvernement accepte ce projet, nous allons nous adresser à nos partenaires Bi-, et multilatéraux pour obtenir les fonds.
Quel avenir pour la culture guinéenne ?
Si la culture guinéenne n’a pas d’avenir, nous n’avons pas d’avenir non plus. Si nous ne voulons pas vivre dans l’esclavage, il faut que nous vivions en consommant notre propre culture. L’avenir de la culture guinéenne, c’est l’avenir de la Guinée. Si la culture a son avenir enfermé dans une prison, notre avenir, en tant que citoyens, en tant que nation souverain n’existera pas. Nous serons une société hybride dans laquelle il n’y aura une spécificité culturelle.
L’avenir de la culture est consubstantiel à l’avenir du peuple de Guinée. Les deux vont ensembles car ils sont intimement liés.
Monsieur le ministre, nous sommes à la fin de notre entretien, quel est votre dernier mot ?
J’ai toujours mal au cœur quand je vois cette confrontation entre les jeunes d’aujourd’hui qui ont tendance à se lancer vers d’autres expressions culturelles, et les anciens qui sont assis et révoltés parce que les jeunes s’expriment autrement, alors qu’ils n’ont rien fait pour montrer à ces jeunes-là qu’on peut s’exprimer comme nos ancêtres.
Mon dernier mot est que la civilisation des sociétés évolue de manière dynamique, aucune société n’est condamnée à être statique. Ce que nos ancêtres faisaient il y a cent ans, ne peut pas être le même aujourd’hui. Ce qui important ce que nous avons des racines et c’est la préservation de ces racines culturelles qui est primordiale. On ne peut pas faire en sorte que les jeunes d’aujourd’hui dansent, chatent comme le faisaient nos ancêtres il y a cent ans. Avant les contes se faisaient sous l’arbre à palabre, aujourd’hui nous avons la radio et la télé. Nous pouvons profiter de cet élément de progrès pour continuer à transmettre notre héritage culturel. En ne le faisant pas, nous perdons notre âme, nous serons des êtres hybrides qui n’auront pas d’âmes culturels. Aucun peuple ne peut vivre en dehors de son identité culturelle. Nous avons donc le devoir de nous battre pour être fiers d’être nègres et revendiquer cette négritude. Nous devons cesser de tendre la main pour mendier, mais plutôt tendre la main pour donner. Notre seule richesse qui ne finira jamais c’est la culture. Les autres richesses matérielles (la bauxite, l’or, le diamant…) finissent un jour.
Réalisée par Ciré BALDE, pour VisionGuinee.Info
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