En Guinée, la transition militaire ouverte par le coup d’État du 5 septembre 2021 devait être un moment de rupture et de refondation. Trois ans plus tard, elle s’est muée en système de domination, où l’autorité se fonde sur la peur, l’argent et le silence. Une présidence s’installe sans dire son nom, pendant que l’espace civique se referme. Un scénario de dérive autoritaire déjà vu, mais plus insidieux, car mieux abillé.
Il arrive que l’histoire trébuche dans des habits trop grands pour elle. En Guinée, on l’a appelée transition. Le mot, beau, généreux, a servi d’alibi. Il devait signifier passage, réparation, renaissance. Il signifie aujourd’hui attente sans issue, verrouillage progressif, confiscation du politique.
Le 5 septembre 2021, au nom de la rectification institutionnelle, une junte militaire renversait le régime d’Alpha Condé. Trois ans plus tard, la transition promise a tourné le dos à son serment. Elle ne prépare plus le retour à l’ordre constitutionnel. Elle organise un glissement, sans rupture apparente, vers un pouvoir personnalisé, militarisé, consolidé par l’effacement de toute opposition crédible.
La candidature du silence
Le général Mamadi Doumbouya n’a pas annoncé officiellement sa candidature. Il n’a pas eu besoin de le faire. Tout, dans le tempo politique qu’il impose, le dit à sa place. La scène est nettoyée, le jeu verrouillé, la route dégagée. Il avance comme une évidence : au nom de la stabilité, de la souveraineté retrouvée, de l’État fort. Il ne déclare pas, il organise.
Des discours calibrés, des réformes institutionnelles sans contradiction, un projet de Constitution dont le contenu reste flou, mais dont l’esprit est déjà clair : préparer le terrain d’un pouvoir prolongé, sans partage et sans mémoire.
Gouverner par la peur, acheter le silence
Dans cette architecture, deux instruments font système : la peur et l’argent. La peur, d’abord.
Manifester est interdit depuis 2022. Plus de 60 morts lors de répressions. Des figures du FNDC, mouvement citoyen central, portées disparues (Foniké Mengué, Billo Bah), emprisonnées (Aliou Bah), ou contraintes à l’exil (Sékou Koundouno, Ibrahima Diallo, Abdoulaye Oumou Sow). Les figures politiques de premier plan – Cellou Dalein Diallo, Sidya Touré – vivent désormais à l’étranger, empêchées de peser dans le débat national.
L’argent, ensuite. Le régime mobilise des fonds considérables – hors de tout contrôle parlementaire ou judiciaire – pour acheter les loyautés, neutraliser les contre-pouvoirs, coopter les notables et amadouer les chefs religieux. Dans un pays en crise énergétique, où les hôpitaux manquent de tout et la jeunesse d’avenir, cette politique de l’espèce sonnante et trébuchante creuse un fossé entre le pouvoir et le réel.
L’armée, colonne vertébrale du régime
Depuis le début de la transition, l’armée est le pilier silencieux mais omniprésent du pouvoir. Le président est un général actif. Le CNRD est une structure militaire. Les ministres-clés, gouverneurs, préfets, sous-préfets et hauts cadres régionaux sont, pour beaucoup, issus des rangs.
Mais au-delà des fonctions officielles, l’armée encadre la transition dans toutes ses dimensions : elle réprime les manifestations, supervise la sécurité intérieure, protège le régime et fait taire les contradictions.
C’est elle aussi qui oriente la mobilisation politique : à travers les préfets militaires et les gouverneurs de régions, elle organise ou soutient les rassemblements publics en faveur du régime, transformant l’administration en bras armé de la communication présidentielle.
Cette militarisation du champ politique n’est pas affichée, mais elle structure l’ensemble du système, dans une logique d’ordre, de contrôle et de verrouillage politique.
L’érosion des partis et la stratégie des défections
Les grandes formations politiques, naguère piliers de la vie démocratique, sont aujourd’hui marginalisées, divisées, affaiblies. Le RPG, orphelin d’Alpha Condé, se replie dans un silence stratégique. L’UFDG, amputée par l’exil de Cellou Dalein Diallo, tente de préserver son socle mais sans levier politique direct.
Mais les deux partis subissent une autre érosion, plus insidieuse : la défection de plusieurs de leurs cadres, absorbés par le système, nommés dans des institutions de transition ou cooptés à des postes symboliques. Cette tactique, habile, désorganise les appareils, désoriente les bases, et affaiblit l’opposition de l’intérieur.
S’y ajoutent les décisions administratives et judiciaires : le ministère de l’Administration du Territoire (MATD) impose des procédures d’évaluation unilatérales, souvent jugées arbitraires, qui fragilisent davantage les partis historiques. Le RPG Arc-en-ciel, par exemple, serait concerné par une mesure de suspension que ses dirigeants contestent, affirmant n’avoir reçu aucune notification formelle. Le 14 mai 2025, son secrétaire permanent, Dr Sékou Condé, a été arrêté, accentuant la pression sur cette formation. L’UFDG, de son côté, a vu son congrès suspendu par la justice sans que le parti lui-même ne soit officiellement suspendu.
Parallèlement, des poursuites judiciaires ciblées contre des anciens dignitaires ou des responsables politiques ajoutent à la pression, en dissuadant toute réorganisation autonome ou contestation visible. Le conflit public autour de l’exclusion d’Ousmane Gaoual Diallo de l’UFDG, devenu soutien du CNRD, incarne cette stratégie de déstabilisation de l’intérieur. Ce type de fracture alimente la confusion, affaiblit la lisibilité de l’opposition et brouille les repères militants, tout en offrant au pouvoir une vitrine de pluralisme manipulé.
L’affaiblissement de l’opposition est ainsi autant institutionnel, judiciaire que psychologique.
Une administration en campagne
Depuis plusieurs mois, l’administration guinéenne est mobilisée pour orchestrer des démonstrations de soutien au général Doumbouya, souvent sous couvert d’initiatives citoyennes ou républicaines. Ministres, gouverneurs, préfets et directeurs d’écoles sont appelés à encadrer les “raouts” publics (grands rassemblements festifs et politiques) où se mêlent slogans, banderoles, artistes, et loyautés politiques à peine déguisées.
Ces scènes, très médiatisées, ont des allures de pré-campagne présidentielle, bien que toute opposition effective soit privée de terrain d’expression.
Une justice et une presse sous tutelle
La justice, censée être le dernier rempart, s’est tue. La CRIEF, créée pour moraliser la vie publique, sert désormais à dissuader, écarter, intimider, au gré des rapports de force. Les dossiers avancent ou s’enlisent selon l’utilité politique du moment.
Quant à la presse, souvent dynamique par le passé, elle opère désormais sous contraintes : disparition forcée (Habib Marouane Camara), suspensions de médias, pressions économiques, autocensure latente. La société civile, autrefois vive, est fragmentée, paralysée par les menaces ou récupérée par le pouvoir.
Et pendant ce temps : la vie
Tandis que le pouvoir verrouille la scène politique et que l’appareil d’État s’emploie à construire un récit de refondation, la réalité quotidienne des Guinéens se charge de rétablir la vérité.
Certes, à Conakry, les coupures d’électricité sont devenues moins fréquentes depuis début 2025. Mais dans l’intérieur du pays, le noir reste maître des nuits. À Labé, N’Zérékoré, Kouroussa, l’électricité arrive à pas lents et repart sans prévenir. Les lignes vétustes, les délestages non planifiés, les générateurs hors de prix sont encore le lot de millions de foyers. Et l’eau, à elle seule, est une épreuve dans bien des quartiers de la capitale.
Sur les marchés de Madina, Enta ou Taouyah, les prix s’emballent. Le sac de pommes de terre a doublé en un an, l’huile, le riz, les œufs, le corned-beef, tout grimpe. Les prix plafonds affichés par le gouvernement ne sont respectés nulle part, et les ménages n’ont que leur patience pour deviser. La vie devient une guerre d’usure, une sorte de Koh-Lonta des Tropiques, sans caméras ni témoins.
Le gouvernement vante ses investissements agricoles. Mais à peine 115 milliards de francs guinéens ont été alloués à la campagne agricole 2025-2026 — un chiffre modeste, quinze fois inférieur à ce qu’investit un pays voisin comme le Sénégal. Sous Alpha Condé, pour comparaison, le budget avait culminé à 1 900 milliards GNF.
Avec si peu, comment soutenir 2,5 millions de paysans et 1 million d’éleveurs ? Un sac d’engrais pour trois producteurs ? Une illusion collective.
Sur le terrain, les semences arrivent tard, les engrais sont insuffisants, les pistes rurales sont impraticables, et les récoltes pourrissent faute de stockage. Le discours de souveraineté alimentaire masque une politique de rustines.
L’administration se félicite de ses travaux routiers. C’est vrai : à Conakry, l’échangeur de Kagbelen, celui de Bambéto ou le pont de Tanène sont visibles. Des routes nationales ont été relancées : Mamou-Faranah, Kolaboui-Boké. Mais des chantiers s’éternisent, d’autres se dégradent déjà. Dans bien des zones rurales, le goudron reste un mirage, et le moindre orage transforme les pistes en fosses.
La route vers l’intérieur reste lente, coûteuse, parfois dangereuse. Le développement reste inégal, déséquilibré, orienté vers la vitrine plutôt que vers l’usage.
Et dans cette réalité disjointe entre les mots et les faits, la jeunesse guinéenne se débat. Le chômage dépasse les 45 % chez les moins de 35 ans. Beaucoup ne rêvent plus, ils fuient : vers Dakar, Abidjan, Tunis, ou au-delà. Les plus chanceux passent par les universités ; les autres par les ghettos, les motos-taxis ou les embarcations de fortune.
La colère ne crie plus, elle s’installe. Elle ronge les cœurs, s’échange dans les taxis, s’échappe dans les soupirs. Elle n’attend pas de leader, elle attend son heure.
Une démocratie à reculons
Ce que traverse la Guinée, ce n’est pas un simple ralentissement de la transition. C’est un basculement politique assumé, une présidence militaire en devenir, dissimulée derrière les apparences du processus. La transition a perdu sa vocation d’exception : elle est devenue le régime. Et ce régime gouverne par la peur, l’argent, l’armée – et le vide organisé du débat public.
Ce qui reste
Il reste quelques voix libres. Celle de Tierno Monénembo, notamment, qui dans ses chroniques nomme l’indigence intellectuelle du pouvoir, l’hypocrisie des élites et la soumission des institutions. Il parle pour rappeler que la souveraineté populaire ne s’achète pas.
Et il reste la mémoire collective, celle d’un peuple qui encaisse mais n’oublie pas. Un jour, les comptes devront être rendus. Non seulement sur les actes posés, mais sur le silence organisé par le régime.
Que faire ?
Sortir de l’impasse actuelle exige plus qu’un simple rejet du régime en place. Cela requiert un sursaut collectif, une réorganisation méthodique des forces démocratiques, et une stratégie à la fois lucide et déterminée.
Il faut d’abord reconstruire un front démocratique crédible. Les partis, malgré les blessures et les exils, doivent retrouver la voie de la coordination. Cela suppose de dépasser les egos et les rivalités anciennes, pour poser les bases d’un pacte politique clair : retour à l’ordre constitutionnel, respect des libertés fondamentales, organisation d’élections transparentes et inclusives, libération immédiate des détenus politiques.
Dans le même temps, la société civile doit sortir de sa léthargie forcée. Elle peut, sans autorisation, reprendre son rôle de veille : documenter les abus, relayer les voix des invisibles, créer des réseaux d’alerte et d’éducation populaire. La transition ne doit pas être laissée aux mains des seuls militaires. Elle appartient au peuple, et il revient à chaque citoyen conscient de préserver ce droit.
Il est également impératif de remettre la CEDEAO et l’Union africaine devant leurs responsabilités historiques. Elles ne peuvent continuer à cautionner des régimes qui piétinent leurs propres principes. Des initiatives diplomatiques, juridiques et politiques doivent leur rappeler, preuves à l’appui, les engagements trahis par les autorités guinéennes.
Enfin, il faut occuper le terrain du récit. Le pouvoir actuel maîtrise l’espace médiatique national, mais il est possible de construire un contre-récit. À travers les diasporas, les plateformes numériques, les médias étrangers, il faut réaffirmer qu’un autre avenir est possible. Que la Guinée mérite mieux qu’une éternelle transition militarisée.
Et surtout, il ne faut pas céder à la tentation du retour de bâton. L’alternance attendue devra être juste, inclusive, fondée sur le droit et non sur la revanche. Il faudra refonder l’armée, réhabiliter la justice, réorganiser l’État. Ce pays n’a pas besoin de nouveaux sauveurs. Il a besoin d’institutions solides, d’hommes probes, et d’un peuple debout.
Alpha Bacar Guilédji
« Écrasons l’infâme »