Qu’est-ce qu’un intellectuel, sinon celui qui, par devoir ou par folie, accepte de porter le fardeau de la lucidité ? Celui qui, comme l’écrivait Julien Benda, se fait le gardien des valeurs universelles dans un monde de plus en plus fracturé par les passions identitaires et les intérêts immédiats ? Mais voilà : dans le contexte guinéen – et plus largement ouest-africain –, cette figure semble s’être éclatée, dissoute, trahie. Elle n’est plus.
Je pose ici un constat qui m’habite, nous habite peut-être : l’intellectuel, aujourd’hui, est un exilé. Exilé de sa propre terre, exilé de sa propre fonction, exilé parfois de lui-même. Il incarne une tragédie moderne : celle de la pensée contrainte à se taire ou à fuir.
Nous assistons, impuissants ou complices, à ce que j’appellerais la grande déliquescence de la parole intellectuelle. Hier encore, l’intellectuel – écrivain, scientifique, philosophe – se tenait debout, porteur d’un projet de société, d’une exigence éthique, d’un refus de plier. Aujourd’hui, que reste-t-il ? Un fantôme à la fois craint et méprisé, suspect aux yeux du pouvoir, incompris par le peuple, et souvent abandonné par ses pairs.
Je me souviens de ces mots de Foucault, j’ai même passé du temps à scruter l’essence qu’il donne au savoir : « Le savoir est un champ de bataille. » En Guinée, ce champ de bataille est jonché de silences et de renoncements. L’intellectuel qui ose penser – vraiment penser – est perçu comme un danger. S’il critique, on l’accuse de saper l’autorité de l’État. S’il soutient, on le traite de complice. Il n’a nulle part où se tenir.
Et nous, qui prétendons encore à la pensée, que faisons-nous ? Certains choisissent l’exil, d’autres se réfugient dans le silence, d’autres portent le masque de la pensée, d’autres encore deviennent les thuriféraires du pouvoir en place. Très peu résistent, osent cette posture périlleuse : celle de l’équilibre critique, de la nuance assumée, de la parole libre mais responsable.
C’est cette tragédie que je veux explorer ici. Non pas seulement comme un chroniqueur, ou sociologue distant, mais comme un acteur – parfois impuissant – de ce drame collectif. Car il en va de l’avenir même de nos sociétés : sans intellectuels libres, sans pensée critique, sans débat exigeant, comment construire un projet commun ? Comment imaginer une Guinée – une Afrique – qui assume pleinement sa modernité sans renier ses racines ?
Nous sommes à un carrefour. Soit nous acceptons cette déliquescence, soit nous décidons de résister. Par les mots, par les idées, par le retour au pays – fût-il douloureux –, par la reconquête de notre droit à penser et à dire.
L’intellectuel n’est pas mort. Il est en exil. Et peut-être est-ce à nous – je dis bien nous – d’inventer les conditions de son retour.
Un paria sur sa terre natale
L’intellectuel guinéen contemporain incarne une figure paradoxale : celle d’un exilé intérieur, condamné à errer aux marges des consciences, suspect aux yeux de tous, y compris des siens. Son crime ? Avoir choisi la pensée là où le silence était attendu ; avoir préféré la complexité du réel aux simplifications commodes. Je dirais même : avoir osé la lucidité dans un monde d’illusions organisées.
L’État, d’abord. Comment ne pas voir que le pouvoir, qu’il se réclame de la révolution ou de la modernité, redoute par-dessus tout la parole libre ? Comme me le disait autrefois Tamba François Koundouno, le savoir est un enjeu de pouvoir – et celui qui détient un savoir critique devient ipso facto un rival. En Guinée, l’intellectuel qui analyse les structures de gouvernance, pointe les contradictions des politiques publiques, ou propose des alternatives, n’est pas perçu comme un contributeur, mais comme un élément subversif. On lui oppose un dilemme cornélien : se taire ou être réduit au silence.
Je me souviens de ce professeur de statistique, qui a commencé comme boursier d’État au Maroc, avant d’aller au Canada où il enseigne aujourd’hui. Mais avant le choix de s’établir au Canada, ce compatriote brillant avait tenté de revenir s’installer en Guinée après son Master au Maroc. Ce fut un échec, et c’est finalement cette amertume qui l’a poussé à s’exiler. Il avait cru pouvoir mettre son expertise au service de son pays. Mais il s’est rapidement heurté à un mur : les portes des ministères se fermaient dès qu’il évoquait des réformes structurelles ; on lui préférait les consultants étrangers, dociles et éphémères. L’État, en Guinée plus que nulle part ailleurs dans la sous-région, semble préférer l’ignorance organisée à la lumière dérangeante. Si elle s’est considérablement diluée dans le relatif confort et la liberté que lui offre son pays hôte, l’amertume de l’émigration imposée est palpable dans sa voix et sa gestuelle quand il évoque cet épisode comme la déception de ce prince charmant qui découvre que l’élue de son cœur a les yeux et la tête ailleurs. « Ici, penser est un acte politique – et souvent un acte de résistance solitaire. »
Mais le drame ne s’arrête pas là. Car si l’intellectuel est suspect aux yeux du pouvoir, il l’est tout autant aux yeux de la population. Dès qu’il tente de nuancer son discours, dès qu’il reconnaît une avancée – aussi minime soit-elle –, le voilà accusé de complicité. « Vendu ! », « Profiteur ! » lui lance-t-on. La méfiance historique à l’égard des élites, nourrie par des décennies de promesses trahies, se transforme en rejet pur et simple de toute parole complexe. L’intellectuel se retrouve alors pris en tenaille : rejeté par le pouvoir dont il critique les excès, et par le peuple dont il refuse d’épouser les simplifications.
Un ami cher, journaliste et essayiste, m’a avoué un jour : « Ici, on attend de toi que tu sois soit un opposant, soit un thuriféraire. La nuance est perçue comme une trahison. » Cette impossibilité de tenir un discours équilibré, à la fois critique et constructif, est peut-être le signe le plus alarmant de la crise intellectuelle que nous traversons.
Nous en arrivons alors à cette situation absurde – mais si révélatrice – où l’intellectuel est contraint à l’exil, non par lâcheté, mais par survie cognitive. Beaucoup de nos meilleurs esprits choisissent de rester à l’étranger, non parce qu’ils renient leur pays, mais parce qu’ils savent qu’ils n’y auront ni l’espace, ni la reconnaissance, ni même la sécurité nécessaires pour penser et agir. C’est justement ici que je comprends le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne quand il disait : « la pensée a besoin d’air » – et cet air, beaucoup ne le trouvent plus dans leur propre pays.
Ainsi, la tragédie de l’intellectuel guinéen n’est pas seulement personnelle ; elle est collective. C’est celle d’une nation qui se prive volontairement des outils critiques dont elle aurait pourtant besoin pour se reconstruire. Et nous devons nous demander : comment en sommes-nous arrivés là ? Et surtout, comment en sortir ?
L’envers et l’endroit d’une même abdication
L’intellectuel guinéen – et, plus largement, ouest-africain – est aujourd’hui confronté à un choix déchirant : l’exil ou le silence. Deux issues apparemment distinctes, mais qui procèdent d’une même logique d’étouffement de la pensée. L’une géographique, l’autre intérieure. Toutes deux tragiques.
Commençons par l’exil. Ce n’est pas, je le répète, une fuite. C’est une stratégie de survie cognitive. Quand le sociologue guinéen formé à Bruxelles refuse de rentrer, quand l’économiste s’installe à Montréal, l’ingénieur à Moscou, ou l’écrivain à Paris, il ne tourne pas le dos à son pays : il cherche à préserver les conditions minimales de l’exercice de sa pensée. Car penser exige de la liberté, de la sécurité, un horizon d’attente – autant de biens devenus rares sous nos cieux.
Aboubacar Sidiki Kaba (Tougnati), doctorant au Canada, exprime bien ce paradoxe de devoir quitter son pays pour mieux le penser ailleurs, là où on est suffisamment libre et peu ou prou épanoui (ou affranchi financièrement) pour être à la hauteur de ce que demande la pensée véritable. « Ici, dit-il, je peux écrire, je peux travailler. Là-bas, j’aurais peur. Pas seulement pour moi, mais pour ma famille. Et quand la peur s’installe, la pensée recule. ». Cette peur n’est pas une abstraction. Elle a un visage : celui des arrestations, des intimidations téléphoniques, des portes qui se ferment, des carrières qui s’interrompent net. L’État, souvent, criminalise la pensée critique. Et la société, dans son ensemble, n’offre guère de filet de protection.
Mais il y a pire que l’exil géographique : l’exil intérieur. Le silence choisi. Celui de l’universitaire qui, pour garder son poste, renonce à publier sur les sujets sensibles. Celui de l’ingénieur qui se confine à la technique pure, évitant soigneusement toute réflexion sur le politique. Celui de l’écrivain qui se réfugie dans la fiction pure, détournant le regard des réalités brûlantes. Je pense surtout à mon Frère Lancine Makia Camara, littéraire qui, sans tournure, se sentait révolté par le roman de Sékou Chérif, auteur de plusieurs ouvrages. Makia a trouvé impertinent par le fait que Chérif tourne le regard sur les réalités de son pays pour parler des choses fantasmatiques dans son roman « Si tu pars, souviens-toi de vivre un peu », lance-t-il à Chérif, l’interpellant à faire mieux pour son pays qui attendrait de lui autre chose que l’écriture d’histoires fictives. A t-il tort ou raison ?
Le silence de ceux qui savent n’est pas vide, fortuit. Il est peuplé de renoncements, de regrets, de colères tues ou domptées par la cooptation ou l’auto-censure. Il est, comme l’écrivait Camus, « une lâcheté consentie » – mais une lâcheté rendue presque inévitable par le contexte. Car que faire quand toute parole franche vous expose à la vindicte ou pire ? Quand le courage intellectuel est systématiquement puni ?
Nous assistons ainsi à une forme d’auto-censure structurelle. Les intellectuels qui restent apprennent à calculer leurs prises de parole, à pratiquer l’ellipse, à user de métaphores pour dire ce qui ne peut être dit frontalement. Cette langue de bois involontaire, cette pensée en pointillés, est le symptôme d’une démocratie intellectuelle malade.
Pourtant, cet exil – qu’il soit géographique ou intérieur – n’est pas une solution. C’est une capitulation. Car en partant ou en se taisant, l’intellectuel abandonne le terrain à ceux qui ne pensent pas, ou ne pensent que pour dominer. Il laisse le champ libre aux démagogues, aux opportunistes, aux thuriféraires du pouvoir. Il autorise la stérilisation de l’espace public. Le philosophe Jürgen Habermas avait pourtant raison : une société ne peut se construire sans un « espace public critique ». Or, en Guinée, cet espace se rétrécit comme peau de chagrin. Et chaque départ, chaque silence, contribue à cet appauvrissement.
La question n’est donc pas : « Pourquoi partent-ils ? » Mais : « Que perdons-nous collectivement quand ils partent ou se taisent ? » Et la réponse est amère : nous perdons notre capacité à nous penser nous-mêmes.
Choisir : entre courage et ruse de la raison
Je dois l’avouer : écrire sur les « voies possibles » pour l’intellectuel guinéen me place dans une position inconfortable. Car proposer des solutions, c’est risquer de verser dans l’angélisme ou, pire, dans une forme d’arrogance qui ignore la densité du réel. Pourtant, refuser de le faire serait trahir ce qui, à mes yeux, constitue le cœur même de la mission intellectuelle : non pas seulement diagnostiquer le mal, mais imaginer des issues, même fragiles, même partielles.
Je vois au moins trois directions qui s’offrent à nous – non pas comme des recettes miracles, mais comme des chantiers à ouvrir, des hypothèses à tester.
Première voie : la stratégie du contre-pouvoir par l’expertise rigoureuse. Il ne s’agit plus de se contenter de dénoncer, mais de construire des alternatives si solides, si documentées, si incontestables sur le plan technique qu’elles deviennent difficiles à ignorer. L’intellectuel doit cesser d’être le critique impuissant en marge pour devenir le producteur incontournable de savoirs actionnables. Je pense à ces économistes qui, plutôt que de vitupérer contre la mauvaise gouvernance, modélisent des scénarios de réforme fiscale et les présentent aux instances internationales et locales. Leur arme : la rigueur méthodologique, l’objectivité apparente des chiffres, le langage froid de l’efficacité. C’est une ruse de la raison : utiliser les outils du système pour en corriger les excès. C’est fastidieux, peu glorieux, mais cela peut créer des brèches.
Deuxième voie : l’enracinement par le bas et la pédagogie obstinée. L’une des grandes faillites de l’intellectuel africain postcolonial est peut-être d’avoir trop regardé vers le haut– vers l’État, le pouvoir, les centres de décision – et pas assez vers le bas, vers le peuple, les communautés, les savoirs vernaculaires. Et si la vraie résistance commençait par un ré-ancrage patient ? Je songe à ces universitaires qui animent des ateliers d’écriture dans les lycées, qui participent à des radios communautaires, qui traduisent les concepts complexes dans les langues nationales. Leur combat : dés-élitiser la pensée, faire de la critique un bien commun, créer un public exigeant qui, à terme, ne pourra plus se contenter des slogans creux. C’est un travail de fourmi, un projet générationnel. Mais c’est peut-être le seul moyen de briser l’isolement de l’intellectuel et de recréer un terreau fertile pour une parole libre.
Troisième voie : l’internationalisation comme levier de pression et de protection. Dans un monde interconnecté, la solitude de l’intellectuel guinéen n’est pas une fatalité. S’allier à des réseaux internationaux de chercheurs, de défenseurs des droits humains, d’organisations professionnelles, peut offrir une protection symbolique et parfois concrète. Rendre visible localement ce qui se dit globalement, et inversement. Quand un chercheur guinéen publie dans une revue internationale prestigieuse sur les conséquences sociales d’un projet minier, il donne une portée universelle à un combat local et rend plus coûteuse une éventuelle répression. C’est une forme de diplomatie cognitive : faire en sorte que la vérité d’ici devienne une affaire mondiale. Bien sûr, cela n’est pas sans risque d’instrumentalisation ou de déconnexion. Mais menée avec intégrité, cette stratégie peut créer des espaces de liberté inédits.
Je n’ignore pas les limites de ces propositions. Elles demandent du temps, de la patience, une endurance à toute épreuve. Elles supposent aussi de renoncer au fantasme de l’intellectuel héroïque qui, par un coup d’éclat, changerait le cours des choses. La réalité est plus ingrate : il s’agit de gagner des millimètres de terrain, jour après jour, par le travail obstiné de la raison.
Mais au fond, n’est-ce pas cela, la véritable dignité de la pensée ? Non pas la grandiloquence du manifeste, mais l’humilité tenace de celui qui creuse son sillon, même dans un sol pierrier, parce qu’il est convaincu que certaines graines finiront par lever. Il faudra, comme le dit Édouard Glissant, « penser le monde depuis nos lieux, mais sans enfermement. » Peut-être est-ce là la clé : construire un intellectualisme en relation, déterritorialisé mais ancré, critique, constructif. Aussi la voie la plus réaliste à mon sens, est d’accepter de lutter sans garantie de victoire. Parce que la pensée n’a pas besoin de gagner pour mériter d’être défendue. Elle est sa propre justification.
La vigilance comme ultime patrie
Je conclus cet exercice périlleux non par une synthèse confortable, mais par une conviction : l’intellectuel n’a pas d’autre patrie que sa propre vigilance. Sa véritable terre n’est ni la Guinée, ni la France, ni aucun territoire délimité par des frontières ; elle est cet espace intérieur, fragile et tenace, où la pensée refuse de plier. Où elle résiste.
Nous avons parcouru ensemble les méandres de cette condition tragique : suspect pour les gens du pouvoir, incompris par le peuple, contraint à l’exil ou réduit au silence. Nous avons ausculté les failles d’un système qui étouffe la parole libre et les contradictions d’une société qui réclame des sauveurs tout en rejetant ceux qui osent penser hors des dogmes. Face à cela, j’ai tenté d’esquisser des issues – non pas des solutions miracles, mais des chemins de résistance obstinée.
Mais au-delà des stratégies, des réseaux ou des pédagogies, il reste l’essentiel : une exigence éthique. Celle de rester fidèle, contre vents et marées, à la fonction critique de la pensée. Comme l’écrivait Camus, « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Notre devoir, à nous intellectuels guinéens et africains, est de continuer à nommer juste. Juste, même quand le prix à payer est l’inconfort, l’isolement, parfois le danger.
Je pense à tous ces esprits brillants, disséminés de Conakry à Montréal, de Kankan à Paris, qui portent en eux la blessure de l’éloignement ou l’amertume du renoncement. Je leur dis ceci : votre patrie n’est pas là où vous vivez, mais là où vous pensez librement. Votre nation, c’est la communauté – réelle ou imaginée – de ceux qui refusent l’asservissement des consciences.
La tragédie de l’intellectuel guinéen n’est donc pas une exception. Elle est le miroir grossissant d’un malaise global : la défiance envers la complexité, la peur de la liberté d’esprit, la tentation du simplisme. Mais c’est précisément pour cela que notre combat dépasse nos frontières. En luttant pour notre droit à penser ici et maintenant, nous luttons pour une idée universelle de la dignité humaine.
Alors, que faire ? Rentrer ? Rester ? Se taire ? Parler ? Il n’y a pas de réponse unique. Chaque intellectuel doit trouver sa propre voie, son propre équilibre entre courage et prudence, entre enracinement et ouverture. Mais une chose est certaine : il doit refuser la capitulation totale. Maintenir en vie, ne serait-ce que par de minuscules gestes, la flamme de la critique constructive.
Pour ma part, je choisis de croire que les graines que nous semons aujourd’hui dans l’adversité germeront un jour. Peut-être pas pour nous, mais pour ceux qui viendront après. L’histoire intellectuelle de l’Afrique est une longue patience. Nous n’en sommes que des dépositaires provisoires.
Notre espérance, à nous, est peut-être là : dans notre capacité à inventer, depuis nos fractures mêmes, une nouvelle manière d’être intellectuel. Libre, engagé, et farouchement humain.
Ousmane CAMARA

