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Penser la Guinée pour panser ses maux

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[dropcap]L[/dropcap]es violences qui ont paralysé la Guinée ces derniers jours n’ont rien de surprenant. Au sein d’une culture politique régie par le principe de l’arbitraire et qui manifeste une indifférence assumée à l’égard de la vie humaine, seule la mécanique de la violence peut régir à la fois les rapports interpersonnels et les rapports entre gouvernants et gouvernés.

Il ne pourrait y avoir d’autres issues que le recours à la violence pour faire face aux conflits sociaux et politiques, là où la politique signifie avant tout négation du bien commun et où les statuts et les privilèges individuels tiennent lieu de droits fondamentaux.

Ainsi, la sanglante répression qui vise à contenir les contestations populaires n’est qu’une traduction de ce que sont la société guinéenne et le pouvoir politique, et ce, depuis 1958, c’est-à-dire une société marquée par la généralisation de la tyrannie à tous les niveaux de la vie sociale, et un système politique organisé selon les logiques de la ponction et de la criminalité.

En fait, de Sékou Touré à Alpha Condé, la logique du pouvoir est demeurée inchangée : dominer et ruiner ; de 1958 à 2019, les Guinéens n’ont éprouvé leurs vies que sous l’effroyable forme de la déshumanisation. On comprend dès lors la prolifération du commerce de la violence et par le fait même, sa normalité.

C’est ce précédent constat qui me fait croire que « l’affaire du troisième mandat » ne devrait pas cristalliser à elle seule l’objet de la lutte pour l’émancipation démocratique de la Guinée. Le problème en effet n’est pas qu’Alpha Condé veuille changer la constitution pour briguer un troisième mandat. Surtout que l’idée même de constitution dans une culture politique de non-droit, comme celle de la Guinée, demeure une métaphore.

Il nous faut interroger tout d’abord les logiques arbitraires du pouvoir, les conceptions patrimoniales de la politique et des rapports sociaux qui ont perduré dans le temps et qui empêchent l’émergence d’institutions politiques autonomes censées arbitrer les rapports de force entre gouvernants et gouvernés.

En un mot, c’est l’absence historique de l’institutionnalisation du pouvoir politique qui devrait être l’objet fondamental de la lutte populaire. Autrement dit : le problème dépasse la personne d’Alpha Condé lui-même, il tient à la personnalisation du pouvoir politique et à la longue criminalisation de l’État qui en découle. Or, justement, cette représentation arbitraire du pouvoir est à la fois caractéristique de l’opposition et de l’actuel gouvernement.

Une analyse de l’histoire politique de la Guinée, du moins depuis les indépendances, permettrait de voir que les oppositions et les gouvernements successifs n’ont jamais été républicaines, comme certains hommes politiques, recyclés dans l’opposition, le laisseraient croire. En réalité, les luttes politiques ont toujours été des luttes pour contrôler à son seul avantage les réseaux d’accumulation de la richesse. C’est qu’en Guinée, et en Afrique de manière générale, « la politique est toujours vécue comme une forme à peine simulée de la guerre », comme l’a fait remarquer à juste titre Achille M’bembe.

C’est dans cette logique de la guerre, qui fait de la conquête du pouvoir l’enjeu principal de la démocratie, que s’inscrivent les stratégies de l’opposition : très rares sont les manifestations de l’opposition guinéenne qui dénoncent le scandaleux état des services de santé, la ruine de l’éducation, et, surtout, l’insalubrité macabre auquel se sont accommodée les Guinéens. Si on veut être franc et donc déclencher une réelle prise de conscience, il faut admettre cette étrange vérité : et l’opposition et le gouvernement actuel manifestent une indifférence légendaire à l’égard de la vie des Guinéens.

Politiquement parlant, le Guinéen et l’Africain sont des orphelins.  C’est pourquoi, j’estime qu’il ne faudrait pas se tromper de combat en protestant seulement contre un éventuel troisième mandat. Pour que la juste colère des Guinéens entraîne un réel changement, il faudrait fondamentalement que la lutte pour l’émancipation prenne la forme d’une réhabilitation de l’État afin que celui-ci devienne un agent de justice effectif. Ce qui nécessitera un préalable : reconnaître la dignité de la vie humaine de chaque Guinéen et se donner les dispositifs juridiques et institutionnels destinés à rendre effective cette reconnaissance. La question est de savoir, dans la situation actuelle, comment y parvenir ?

Exiger d’Alpha Condé qu’il respecte la « constitution » ? Peut-être. Mais rien ne nous dit qu’un changement au niveau de l’exécutif se traduirait par une métamorphose de la logique criminelle de la gouvernance qui est lourdement ancrée au sein de la société. Surtout que la majorité des opposants actuels ont contribué par leurs engagements au sein des gouvernements précédents à perpétuer « la politique du ventre » qui a longtemps régi le système politique guinéen.

Par où il devient clair que ce que nous devons viser est incontestablement l’effondrement du système actuel. Il faut repartir à zéro, c’est-à-dire poser les questions que les Guinéens ne sont jamais posés : comment voulons-nous vivre ensemble ? Comment organiser politiquement un pays multiculturel, divisé géographiquement en des régions culturellement distinctes ? Quelles conceptions du pouvoir et de l’État seraient à même de consacrer la justice sociale et la représentativité politique des différentes régions culturelles et ethniques qui composent la Guinée ?  Comment penser la légitimité du pouvoir politique, son organisation et sa redistribution afin de prévenir la domination et la confiscation du pouvoir ?

Toutes ces questions reviennent à penser les conditions sociopolitiques favorables à l’épanouissent de la vie humaine, car s’il est un défi qui attend les Guinéens, ce ne sont pas d’abord la relance économique et la construction d’hôtels, mais l’épanouissement d’une culture humaniste capable de donner sens à l’idée d’intérêt général.

Je ne me fais aucun doute sur mon opposition à un éventuel troisième mandat. Mais, j’invite la classe politique guinéenne et ceux que l’on appelle faute de mieux les représentants de la « société civile » à concevoir une autre forme d’opposition moins coûteuse humainement, mais plus exigeante intellectuellement, proposer au gouvernement actuel et à Alpha Condé d’imaginer une autre guinée, celle qui naîtra des réponses que l’on donnera ensemble aux questions précédentes. Il faut fonder politiquement la Guinée : Alpha et ses opposants peuvent-ils relever le défi d’être les véritables pères de la nation guinéenne, celle justement qui attend toujours de naître ? Si oui, il faudra donc, le temps de jeter les bases de la future nation où l’humanité du Guinéen aura un sens, imposer un moratoire sur les prochaines élections présidentielles et privilégier un départ négocié du pouvoir avec le président actuel. C’est là une voie parmi tant d’autres, j’en conviens. Mais, elle a l’avantage d’inviter les acteurs politiques à concentrer leurs efforts sur un travail de fond, celui de changer le système autoritaire de la gouvernance et les conceptions du pouvoir politique qui la sous-tendent.

De même, elle convie à un travail préalable, celui de réfléchir sur les fondements normatifs destinés à affranchir l’État de l’arbitraire des volontés individuelles et par conséquent de fournir les garanties institutionnelles à la tenue de véritables élections libres et démocratiques. Relativement à la culture politique guinéenne, je crois que l’urgence n’est pas les élections de 2020, mais la tenue d’un dialogue national sur la fondation politique de la Guinée. Que de celui-ci puisse naître un nouveau gouvernement, composé à la fois des membres de l’opposition, de la société civile et du gouvernement actuel, voilà qui serait prometteur ! Mais ce nouveau gouvernement sera appelé à une responsabilité toute nouvelle et sans précédente, celle de faire reconnaître et de faire respecter l’inestimable valeur de la vie humaine. Ce qui, on l’a dit, nécessitera un nouvel imaginaire politique, celui qui ouvrira la voie à l’an 1 de la nation guinéenne, où sera finalement visible un État effectif et représentatif.

Amadou Sadjo BARRY
Professeur de philosophie au Cégep de Sainte-Hyacinthe
Québec, Canada

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