[dropcap]A[/dropcap]u moment où de nombreux guinéens ont afflué vers leurs préfectures d’origines pour célébrer la fête de la tabaski, l’érection d’une statue en plein centre de la ville de Kouroussa est tombée comme un cheveu dans la soupe. Construite à grands frais par une association locale, son inauguration insolite en présence d’officiels gouvernementaux et parlementaires interroge.
Serait-on entré dans une nouvelle ère où il nous faudrait réécrire l’histoire de notre pays ? L’érection de statues et autre monuments semble être la mode depuis un certain temps dans nos grandes villes. Mais encore faudrait-il que ceux-ci véhiculent une histoire et un message intelligible pour tous, à défaut de faire l’unanimité.
Notre pays, qui porte encore les profondes balafres d’un passé colonial et postindépendance violent ne peut se permettre d’entretenir l’ambiguïté autour de ses symboles, et de ceux des autres qu’il voudrait célébrer. Autrement, nous enverrions un message confus à nos jeunes déjà écartelés entre les multiples interprétations données par des clans politiques rivaux de notre histoire récente.
Depuis le 05 septembre, à Kouroussa, trône désormais une grande statue dédiée à René Caillé, explorateur français parti de Boké sur le Rio Nunez, le 19 avril 1827, et qui traversa le massif de Fouta-Djalon, les sources du Sénégal, avant de franchir le cours supérieur du Niger à Kouroussa. Il arrivera un an plus tard, le 20 avril 1928, à Tombouctou au Mali, après avoir séjourné à Djenné dans l’actuelle République sœur de Côte d’Ivoire.
Rentré en France, de grands honneurs dont le prix de 10 000 francs octroyés par la Société de géographie au premier européen revenu vivant de Tombouctou, objet de tous les fantasmes de l’époque à cause des récits de marchands arabes du moyen âge. En outre celui qui avait changé de signature entretemps en se faisant appeler Auguste, reçu le Grand Prix des explorations et voyages de découvertes, la Légion d’honneur et une pension.
Sur le but de cette longue aventure qui usa sa santé, ses biographes E. Goepp et E. Cordier écrivirent ceci en 1885 : « [René Caillié] a été le précurseur des grandes choses qui, plus de cinquante ans après lui, s’accomplissent sous nos yeux. Il n’a pas créé de mer, ni percé d’isthme ; mais il a tracé une route, et cette route que durant de longs mois il a cheminée douloureusement aux prix de fatigues inouïes, voilà que déjà nous pouvons prévoir le jour, où sillonnée par des machines à vapeur, elle nous livrera toutes les richesses de l’Afrique centrale. » in René Caillié, collection Les grands hommes de la France, Goepp-Cordier, 1885, chap. 1er.
En clair, ses biographes quoiqu’élogieux à son égard le décrivent clairement comme le précurseur, celui dont les voyages en Afrique de l’ouest aura permis en 1885, l’établissement de règles officielles de colonisation à la conférence de Berlin, qui aboutit au partage de l’Afrique entre les quinze puissances de l’époque.
C’est ce symbole de la colonisation qui est désormais célébré, au grand carrefour du centre-ville de la cité de Camara Laye. Manque-t-on ainsi de figures locales ou nationales pour dresser ainsi un autel, en l’honneur de celui qui ne fit que poser ses valises sur la route du mythe de Tombouctou ? Même là, il décrivit une ville tombée en ruine, et préféra Fès au Maroc, qu’il qualifia de plus belle ville africaine qu’il ait vue.
Il est vrai que notre histoire fut longtemps écrite au départ par des étrangers. Mais une œuvre riche et abondante d’auteurs du continent noir rétablit désormais les faits historiques de notre passé. Leur démarche, validée par des critères scientifiques rigoureux nous enseigne et nous éclaire. Autrement, Cheick Anta Diop, Ahmadou Hampaté Bâ, Joseph Ki-Zerbo, Djibril Tamsir Niane, Elikia M’Bokolo, Boubou Hama et bien d’autres auraient travaillé et vécu en vain.
D’habitude, les iconoclastes brisent les statues, s’insurgent contre les tabous, offensent les idoles et profanent les lieux et objets réputés sacrés. Mais force est de reconnaître qu’ici on fait tout autrement, voire à l’envers.
Célébrer ainsi un homme à peine aujourd’hui connu en dehors de sa région natale en France, est non seulement une preuve d’ignorance grave de notre histoire, mais aussi une ingratitude criarde à l’égard de ceux, vivant ou à trépas, ont conquis le monde par leur génie, leur amour pour la patrie et surtout leurs sacrifices inestimables dans la lutte pour l’affirmation de notre identité culturelle. Des départements de la Culture et de l’enseignement, il faut espérer qu’ils répareront ces dénis de notre passé, sur l’autel du présent condescendant. Lorsqu’on ne sait où l’on va, il faut au moins se souvenir d’où l’on vient, dit un vieil adage mandingue.
Et comme le disait Auguste Amiel-Lapeyre, « Quand pour nous le jour baisse, nous devons allumer la lampe qui va montrer le passé aux jeunes qui nous entourent. »
Mohamed MARA, dans La Plume de Radio Espace