Le cardinal de Guinée est un des sérieux prétendants au fauteuil de Pierre. Le JDD s’est rendu dans son village, à neuf heures de route de Conakry.
Comment imaginer que cette terre rouge, étouffée de chaleur, que seule l’ombre des manguiers rafraîchit, puisse donner dans quelques jours un chef aux catholiques du monde entier ? Le hangar qui sert d’église et la grande croix blanche plantée au centre d’un village de cases en terre coiffées de paille semblent avoir été abandonnés dans les années 1950 par l’équipe d’une production hollywoodienne. Et pourtant celui qui pourrait succéder à Benoît XVI est né là, à Ourouss, dans ce pays perdu du nord de la Guinée, entre forêt et savane, à neuf heures de route de la capitale, Conakry, dont cinq heures de piste. À 67 ans, Robert Sarah, créé cardinal en 2010, fait partie de cette poignée d’Africains qui pourraient inscrire leur nom dans l’histoire en devenant le premier pape noir.
Le parcours de ce fils d’un cueilleur de rôniers, ce fruit qu’il faut aller ramasser en haut de palmiers et dont les Guinéens font du vin, tient du mystère. Pour les croyants, la main de Dieu s’est posée sur lui, pour tous c’est un itinéraire, à l’image du chemin de l’Église sur ce continent qui compte aujourd’hui près de 150 millions de catholiques contre moins de deux il y a un siècle à peine.
Robert Sarah est né à Ourouss le 15 juin 1945, dans une famille coniagui. Cette petite ethnie de la frontière sénégalaise a gardé intactes ses traditions ancestrales. Lorsque le futur prêtre a eu 10 ans, il a reçu l’initiation des jeunes guerriers. « Un matin je l’ai réveillé, raconte Samuel MPouma Coline, son cousin, “grand frère” dans la généalogie coniagui, et sans rien lui dire, je l’ai emmené chez le sorcier pour la circoncision puis nous avons passé une semaine dans la forêt. » Là, il lui a transmis les trois enseignements qui transforment un jeune Coniagui en homme. « C’est très dur, explique Samuel, on y apprend à se comporter avec sa femme, avec les autres et surtout à garder le secret. » Samuel, archiviste à la retraite, est à 80 ans passés, le chef coutumier coniagui de la région et Robert Sarah était destiné à lui succéder. « Nous sommes les descendants du côté maternel [la seule qui compte pour les Coniagui] de Loni Aloten, qui a combattu les Peul et les colons », s’enorgueillit-il. En 2010, il était à Rome, invité personnel du pape pour la création du cardinal Sarah. En boubou bleu, il a baisé la main du Saint-Père.
Les voix du Seigneur et de la christianisation l’ont détourné de son destin d’héritier des guerriers de la forêt pour Rome. Comme des centaines de village en Afrique, Ourouss a accueilli une mission de Pères blancs, l’une des premières du pays. Ils y ont bâti une école, un dispensaire, un séminaire et implanté la foi chrétienne. Aujourd’hui, le hameau compte 100 % de catholiques, un prêtre, une église, deux religieuses de la communauté de Notre- Dame de la Guinée et quelques frères qui vivent toujours… sans électricité.
Son parcours religieux doit beaucoup à l’histoire de la Guinée
Pour convertir les Coniagui, les pères avaient installé au centre du village dans une maison en dur une famille chrétienne « témoin », les Barry, dont l’un des fils fut également évêque à Conakry. Le couple composé d’un Peul et d’une Soussou avait été récemment converti. « On voyait ainsi comment vivaient les catholiques », se souvient Martin Barnabé qui fréquentait l’école avec Robert Sarah. Les Coniagui ont vu dans le christianisme un prolongement de leur propre croyance fondée sur un dieu unique. Jusqu’à l’arrivée des Pères blancs, ce sont les esprits des ancêtres dans la forêt qui les reliaient à lui… Aujourd’hui, même s’ils ont embrassé avec ferveur la foi catholique, ils conservent nombre de leurs rites anciens dont parfois l’excision et les sacrifices.
Mais, à 12 ans, Robert Sarah a entendu, selon ses propres termes, « l’appel sacerdotal ». Il a alors quitté le village pour le petit puis le grand séminaire ce qui l’a fait voyager en Côte d’Ivoire, à Conakry, au Sénégal et enfin à Nancy. Ordonné prêtre le 20 juillet 1969, le jour où les hommes sont allés sur la Lune, il a alors rejoint Rome une première fois pour des études bibliques, poursuivies pendant une année à Jérusalem. À son retour, il a été nommé prêtre à Boké, en Guinée maritime.
Aujourd’hui, Benoît XVI lui a confié le dicastère Cor unum, l’aide aux déshérités. Il l’avait envoyé en Haïti lors du tremblement de terre. En novembre 2012, Sarah était son émissaire au Liban pour soutenir les chrétiens en Syrie. Spécialiste de l’exégèse, c’est un pur intellectuel qui a appris le grec, l’hébreu et le copte mais aussi les langues anciennes comme l’araméen… « C’est un cardinal profondément spirituel », confie le père Côme Traoré, secrétaire général de la conférence épiscopale de Guinée qui l’a accompagné plusieurs années à Rome.
Son incroyable parcours religieux doit beaucoup à l’histoire de la Guinée. Dans un pays majoritairement musulman, où les catholiques ne représenteraient pas plus de 5 % de la population, Robert Sarah est devenu un symbole de contre-pouvoir.
Comme Jean-Paul II en Pologne, Sarah s’est engagé en Guinée. Pendant son long règne, le père de l’indépendance du pays en 1958, Sékou Touré, a sombré dans la dictature et ruiné son pays. Il a saisi les biens de l’Église, chassé les prêtres étrangers et fait emprisonner Raymond-MarieTchidimbo, l’archevêque de Conakry, pendant près de neuf ans au camp Boiro, où croupissent dans le plus grand secret les opposants au régime. À la fin des années 1970, il ne reste plus que neuf prêtres guinéens pour faire fonctionner les trois diocèses du pays. Nommé évêque en 1979, le plus jeune du monde, Sarah d’un tempérament pourtant réservé interpelle publiquement Sékou Touré dans ses prêches, déplorant que « le pouvoir use les hommes… ».
À la mort de Sékou Touré, il découvrira qu’il était sur la « liste noire » du président qui avait prévu son arrestation, mais n’avait pas eu le temps de la faire exécuter.
Au président Lansana Conté, qui lui avait pourtant organisé un somptueux banquet en 2001 à l’occasion de son départ pour Rome, il servira un remerciement empli de reproches : « Je m’en vais, mais je suis inquiet car mon pays va mal… de plus en plus mal. » En 2010, il sermonne vertement le général Konaté qui demandait à être récompensé en espèces sonnantes et trébuchantes pour avoir débarrassé le pays d’un dictateur. « Est-ce que l’on peut demander à sa maman, qui vous a enfanté et nourri, de vous récompenser pour le bien que vous lui faites? », lui a-t-il rappelé. Lorsque « son ami » Alpha Condé, l’actuel président du pays, est arrivé au pouvoir, il lui a remis une « feuille de route ». Les deux hommes sont liés par une solide amitié. Lorsque Condé purgeait une peine de prison dans les geôles guinéennes, Sarah le visitait souvent et il est publiquement intervenu pour qu’il soit libéré. « Il ne fait que de la politique », a-t-il plaidé auprès de Lansana Conté. Quand Alpha Condé vivait en exil en France, il passait fréquemment dans son appartement parisien de la place d’Italie et lui prodiguait ses conseils. « Les armes de Dieu ne sont pas celles des hommes », lui répétait-il.
Aujourd’hui, où la grogne monte à nouveau dans le pays contre les prix qui flambent, le chômage et la corruption, c’est dans sa direction que les opposants regardent à nouveau. Les Peul, musulmans particulièrement observants, frustrés de ne pas être représentés au sein du pouvoir, espèrent un geste de sa part.
Derrière les murs de l’archevêché de Conakry, le souvenir du voyage de Jean- Paul II en Guinée n’a jamais été aussi vivant. En 1992, dans ce grand jardin ombragé, havre de paix au cœur de la capitale, le pape après la célébration à la grotte de Notre-Dame de Lourdes, avait enlevé ses ornements pour les déposer sur les épaules de Mgr Robert Sarah. Pour le père Traoré, qui avait assisté à l’événement, c’est un geste rare, le signe d’une transmission, l’annonce peut-être…
Marie-Christine Tabet, envoyée spéciale à Ourouss (Guinée) – Le Journal du Dimanche