« Quand la stupidité est considérée comme du patriotisme, il est dangereux d’être intelligent. » Isaac Asimov
Il suffit d’un mot, parfois, pour que tout un système prenne feu. Pas une insulte. Pas une calomnie. Juste un mot précis, juste, tranchant. Et voilà toute la République qui se tord, comme si elle avait marché sur une aiguille nue. Monénembo a écrit. Il a dit vermine. Et ils ont tous sauté comme si le mot les avait mordus.
Dans ce pays, on a enterré la vérité sans fleurs ni témoins. On a planté un drapeau sur sa tombe. Puis on a chanté autour. On a appelé ça dignité nationale. On a érigé le mensonge en vertu d’État. Et quand un écrivain s’approche, gratte un peu la terre pour exhumer la honte, pisse une phrase trop acide sur le drapeau posé là comme un suaire, les bonnes âmes s’étranglent. L’intelligentsia hurle à l’outrage. Le pouvoir crie au blasphème. Les moralistes réclament la décence. Le régime, lui, affûte déjà ses outils.
Tierno Monénembo a écrit. Oui, encore. Il ne sait faire que ça. Et c’est déjà trop pour eux. Il écrit comme on respire dans un pays où l’air est chargé de non-dits. Il écrit comme on se venge, non pas contre des ennemis personnels, mais contre la médiocrité institutionnalisée, le silence complice, les génuflexions intellectuelles.
Il a dit : « Cette vermine d’intelligentsia guinéenne… » Et les dormeurs se sont réveillés. Les éternels titulaires de la pensée d’État. Les professeurs à vie, les ex-ministres recyclés en experts de rien, les poètes fonctionnarisés. Tous. Blessés. Ulcérés. Lacérés par ce mot de trop. Un mot qui, pour une fois, ne mentait pas.
On lui a répondu. Oh oui. Avec une synchronisation presque parfaite. On aurait dit un chœur du Bembeya Jazz, mais sans Aboubacar Demba Camara, sans l’âme, sans la voix, sans la ferveur. Juste des musiciens fatigués, jouant sur des partitions ministérielles, chacun alignant sa note d’indignation comme on lit un discours mal appris. Pas de rythme, pas de souffle, pas de vérité. Une cacophonie d’apparatchiks blessés dans leur confort, hurlant à l’outrage avec la grâce d’un orchestre d’État sans inspiration. À défaut de chanter la liberté, ils ont joué la complainte de l’égo blessé. À défaut d’harmonie, ils ont trouvé l’unisson de la mauvaise foi.
Ousmane Gaoual Diallo, ministre de la parole officielle, a tenté de répondre avec élégance. Il a lu, il a vu, il a entendu, dit-il. Il a même parlé de responsabilité. Mais de quelle responsabilité parle-t-on, quand on gouverne un pays où les jeunes tombent dans l’indifférence, où les opposants disparaissent sans procès, où l’on cambriole un écrivain pour voler son manuscrit, et où personne, dans l’appareil d’État, ne s’en émeut ? La responsabilité, ici, semble être celle de se taire, de murmurer quand on devrait crier, de flatter quand on devrait accuser.
Il a ajouté : « La critique est utile, mais elle ne dispense pas de responsabilité. » Mais quelle critique, Ousmane ? Celle qui s’agenouille ? Celle qui récite le plan de communication de la junte ? Celle qui caresse pendant qu’on frappe ? Il est drôle, le ministre. Il veut bien qu’on parle, mais avec des gants. Surtout ne pas salir les vitres du pouvoir avec la poussière du réel.
Puis est arrivé Guillaume Hawing, philosophe de circonstance, ex-ministre devenu poète de la République stabilisée. Il s’est senti piqué. Il a dit : « Quand un écrivain ne devient que haine, il devient inutile. » Et, pour faire savant : « La folie universelle ne doit pas fouetter l’esprit d’un écrivain. »
Mais Monénembo ne hait pas. Il constate. Et parfois, il pleure en grinçant les dents. Il parle d’un pays qu’il aime, qui l’a exilé mille fois sans jamais réussir à l’expulser de lui-même. Il parle comme on crie dans une pièce vide. Ils veulent le réduire à un fou. C’est plus pratique. Un fou, on ne le lit pas. On le classe. On l’enferme. On peut alors continuer à gérer les affaires sérieuses sans se soucier du type qui dérange l’ordre avec ses phrases qui sentent la poudre.
Mais la folie, ici, c’est l’ordre. La folie, c’est de justifier l’injustifiable. C’est de voler un manuscrit et de se taire. C’est de gouverner sans lumière, de réprimer sans raison, de parler de paix quand la peur coule dans chaque ruelle.
Et puis, il y a les meutes numériques, les bataillons sans visage, ceux qui ne lisent pas, mais commentent, qui ne comprennent pas, mais condamnent. Sur Facebook, sur WhatsApp, sur TikTok parfois, les sékoutouréistes – cette nébuleuse nostalgique qui a transformé l’idolâtrie d’un dictateur en religion politique – hurlent à l’ethnocentrisme.
Monénembo serait ethnique, disent-ils. Parce qu’il parle. Parce qu’il ose nommer l’injustice. Parce qu’il refuse les récits fabriqués. Parce qu’il gratte là où ça pue, là où l’histoire officielle a mis du parfum sur les charniers.
Ils l’accusent de tous les maux : de mépriser la Guinée, de haïr tel groupe, d’avoir trahi les siens, de servir l’étranger. Mais derrière cette rage mal formulée, ce n’est pas l’ethnie qui les dérange. C’est la vérité. C’est la mémoire des goulags africains, celle du Camp Boiro, celle des pendaisons de 1971, celle des intellectuels fusillés pour avoir pensé. Et Monénembo, lui, n’a jamais oublié. Il écrit pour que nous n’ayons pas le droit d’oublier.
La haine contre lui n’a rien d’intellectuel. C’est une haine de caste, une haine de l’homme libre. Il n’a pas écrit ce que la secte attendait. Il n’a pas chanté l’hymne du silence. Il n’a pas dit que le passé était glorieux. Il a soulevé le couvercle. Et ce qu’il y avait dessous, ça sentait mauvais. Alors ils l’ont traité de traître.
Mais Monénembo ne trahit pas. Il dérange. Et ça, dans ce pays, c’est pire que de mentir.
Maka Ndenda, lui, reproche à l’écrivain de peindre trop en noir. Mais que devrait-il peindre ? Des coquelicots dans les casernes ? Des marguerites sur les décombres ? Il n’a pas été mandaté pour embellir, mais pour dire. Et parfois, la vérité n’a pas de jolies couleurs.
Quant à Makanera, il reste fidèle à lui-même. Il est l’image parfaite de ce que Monénembo dénonce : l’intellectuel devenu girouette, qui virevolte selon la direction du pouvoir, qui parle au nom du peuple tout en servant ceux qui le piétinent. Il n’attaque pas Monénembo pour défendre la dignité. Il l’attaque parce que Monénembo ne courbe pas l’échine. Et cela, dans ce pays, est une insulte en soi.
Singleton, lui, a parlé d’intellectuel inutile. Voilà qui prête à sourire. Il faut quand même avoir un minimum de familiarité avec l’utilité des idées pour prétendre juger celles de Monénembo. C’est comme si un robinet jugeait une rivière. On peut faire du bruit sans jamais couler.
Et enfin, Sayon Mara, qui nous a livré une définition de l’intellectuel propre, poli, modéré, impartial. Un intellectuel qui ne froisse personne, qui éclaire sans aveugler, qui critique sans déranger. Un intellectuel de vitrine. Mais le rôle d’un écrivain, ce n’est pas de décorer la boutique de la nation. C’est d’en secouer les fondations quand elles pourrissent.
Tierno Monénembo n’est pas tendre. Il n’est pas consensuel. Il ne cherche ni décorations ni invitations. Il écrit. Parce qu’il voit. Parce qu’il entend ce que d’autres n’écoutent plus. Parce qu’il se souvient. Et parce qu’il ne supporte pas de trahir ce qu’il sait.
Il écrit pour les absents. Pour les morts. Pour les exilés. Pour les jeunes qu’on désespère. Il écrit parce qu’il ne peut pas faire semblant. Et parce qu’il sait que dans un pays où les intellectuels se taisent, c’est toujours le pouvoir qui parle trop.
Alors aujourd’hui, c’est lui qu’on accuse. Lui qu’on caricature. Lui qu’on insulte. Mais ce n’est pas lui le problème. C’est le miroir qu’il tend. Un miroir sale, cabossé, mais qui reflète exactement ce que nous sommes devenus.
Tierno Monénembo n’a pas insulté. Il a nommé. Et dans une société qui s’est habituée à l’euphémisme, à la demi-vérité, au mensonge confortable, nommer est le dernier crime.
Mais tant qu’un seul homme continuera d’écrire sans peur, tout n’est pas perdu.
Par Alpha Bacar Guilédji,« Écrasons l’infâme »