[dropcap]N[/dropcap]éné Kadiatou Kankalabé vient de mourir à l’âge de 105, peut-être même 110 ans. Je porte le nom de son petit-frère, Thierno Saïdou. Le petit-fils que je suis s’incline humblement devant sa mémoire. Et le citoyen que je suis, saisit cette pénible occasion pour relater une figure illustre de notre Guinée moderne, son mari, Alpha Saliou.
Alpha Saliou fut le premier chef de canton de Porédaka, canton qui, d’ailleurs, aurait légitimement dû revenir à nos frères aînés de Bhouria. Mais cet homme de génie nourrissait beaucoup d’amour et beaucoup d’ambition pour son village. Sorti en 1918 des tranchées de la première guerre mondiale, cet ancien tirailleur saura très vite se reconvertir dans le double rôle d’administrateur et de gentleman-farmer.
Ayant observé en France avec un vif intérêt les avantages que commençait à apporter le progrès, il avait fini par se convaincre que la modernisation constituait la voie la plus sûre, la plus irréversible de l’émancipation des peuples. Les discours, ce n’est que du bruit ça ne nourrit ni ne guérit.
Ce visionnaire plein de dynamisme, ce bâtisseur animé d’un sens très élevé de l’intérêt public me fait penser à Houphouët-Boigny. Un Houphouët-Boigny avant l’heure, toutes proportions gardées ! Tout ce que le Côte d’Ivoire est aujourd’hui, elle le doit à Houphouët-Boigny. De même que tout ce que Porédaka est aujourd’hui, il le doit à Alpha Saliou. C’est lui qui apporté la route, l’école, le dispensaire, et le marché, je veux dire l’éducation, la santé, la communication et les échanges économiques modernes.
Il y a peu, je publiais dans ces mêmes colonnes, un article intitulé « Eloge du Moro-Naba » comme toujours avec un petit air provocateur pour titiller comme j’aime bien le faire, les lèche-bottes et les bien- pensant. Je suis de ceux qui pensent en effet que l’Afrique indépendante a vite fait de vouer aux gémonies nos féodaux au profit de ces tonitruants révolutionnaires dont les idéologies d’emprunt ont commis tant de ravages sur le plan social comme sur le plan économique.
Ces féodaux avaient deux qualités imbattables : ils étaient les porteurs de nos valeurs africaines et ils étaient préparés à leur fonction. Ces messieurs avaient de la dignité, ils avaient de l’éducation. Ils avaient le sens des réalités. Mesurés dans leurs propos et dans leurs gestes, ils savaient se faire comprendre et se faire respecter sans jamais élever la voix. Autre choses que ces olibrius qui s’agitent dans nos présidences en braillant des insanités dans les micros.
Mais revenons à Alpha Saliou Porédaka. Il a compris très vite que l’élevage ne pouvait plus suffire. Il a incité de façon très intelligente ses administrés à s’intéresser aussi à l’agriculture : agriculture vivrière (fonio, maïs, riz, taro, igname etc.), agriculture de plantation (cola, orange, café arabica etc.). C’est ainsi que Porédaka, un simple campement de pasteurs est devenu en peu de temps d’abord un village prospère et ensuite, cette bourgade que l’on connaît aujourd’hui et qui n’a rien à envier à certains chefs-lieux de préfecture.
Le marché hebdomadaire de Porédaka a attiré et attire encore de nombreux marchands de bœufs et de tissus, des colporteurs, des artisans, des magiciens, des exhibitionnistes venus des quatre coins de Guinée et même des pays voisins. Quant à sa légendaire école, elle a abrité et abrite encore l’une des élites les plus brillantes de ce pays. Il va de soi, que sans le génie Alpha Saliou il n’y aurait eu ni Diallo Telli, ni l’auteur de ces lignes.
Le jour où notre pays aura à sa tête un homme d’une telle envergure, très vite, il rattrapera le Japon.
Tierno Monénembo, in Le Lynx