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Le monde sombre de Mohamed Salifou Keita

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9782342041767_r[dropcap]C’[/dropcap]est un monde sombre, brumeux où l’œil a du mal à distinguer les silhouettes floues frôlant les murs informes noyés dans les vapeurs. Tout y est gris, louche, inquiétant. C’est l’univers glauque des fausses putes et des vraies espionnes, des faux amis et des vrais flics. Les rues y sont sales, mal éclairées, truffées de mouchards et de chausses -trappes.

C’est le fief de « Monsieur Emploi », une espèce de Big Brother tropical qui entre deux verres de scotch, distribue à sa guise les postes lucratifs et les coups de fouet, les moments de plaisir et les séances de torture. C’est un seigneur, « Monsieur Emploi » : il couche avec la femme qu’il veut, il jette au cachot le mec de son choix.

Quatre jeunes gens idéalistes et fragiles ont eu le malheur d’y naître : Maracaibo, Housseï, Conakry-Matin et Decoya. Pour eux, les dés sont pipés depuis le berceau, l’horizon, bouché ; le destin, scellé, définitivement scellé. Cela ne les empêche pas de chercher du sens au milieu de l’absurde, du pain au royaume de la misère, et de la liberté au pays du goulag. Ils sont lucides sur leur sort mais déterminés, farouchement opiniâtres dans leur lutte. Ils font penser à Sisyphe, ce héros maudit de la mythologie grecque (magnifiquement repris par Camus) condamné à trimballer éternellement un tonneau jusqu’au sommet de la montagne avant que celui-ci ne dégringole de nouveau. Ils savent que leur combat ne servira à rien. Eh bien, tant-pis, ils combattront quand-même.

« Il faut imaginer Sisyphe heureux », disait Camus. Imaginons donc nos jeunes gens heureux malgré les épreuves de la marche, malgré les balles fatales qui les attendent au bout de la rue : « On braque les canons qui crachent les fourmis d’obus. Des lambeaux de chair humaine disséquée, des tranches de cadavres ouvertes, résultats de la folie humaine tapie à l’ombre des hypocrites… »

Ils sont quatre comme les quatre points cardinaux, comme les quatre couleurs naturelles (le jaune, le rouge, le noir et le vert), comme les quatre éléments fondamentaux (l’eau, le feu, l’air et la terre).

Il y a Maracaibo, le rebelle, le chef de la bande, celui qui veut en découdre, celui qui ne supporte pas la lâcheté des humbles et l’arrogance des puissants, celui qui croit au pouvoir des armes et aux vertus régénératrices de la mort. Il passe ses journées à haranguer les badauds qui se réunissent dans une bibliothèque moins pour lire que pour échapper à l’oisiveté du dehors. Il les exhorte à sortir de leur trou et de leur peur, à prendre la rue pour réclamer leur dû : un peu plu de riz, un peu plus de dignité, un peu plus de liberté.

Il y a Housseï, l’amie, l’amante, la sœur, celle qui encourage les indécis et tempère les plus ardents. La femme fatale, la gonzesse à sacrifier. Elle a compris qu’elle doit coucher avec « Monsieur Emploi » pour exorciser les démons de son époque. Peut-être qu’ainsi, elle trouvera du boulot, peut-être qu’ainsi, elle sauvera ses copains de la mort qui les guette.

Il y a Decoya, journaliste et dandy, noceur et don juan, l’enfant génial et tourmenté qui écrit des poèmes en cachette. Sans aucun doute, le personnage le plus complexe, le plus romanesque de tous. Sa vie n’est pas simple, Decoya. Il a raté son examen d’entrée à l’université. Sa mère Kadet, déjà éprouvée par un brutal divorce en est devenue folle. Il essaie tant bien que mal de trouver un équilibre entre l’amour tyrannique de celle-ci et son job de pigiste dans un journal local. Cis, son rédacteur en chef l’a à la bonne. Il reconnaît son talent et admire (en même temps qu’il redoute) son courage et son mépris de la compromission. Il est au courant de tout, Decoya : les coups bas, les tortures, les filatures, les disparitions, les fourgons garés à la porte du stade et remplis d’enfants que l’on étouffe etc. On s’en doute, ses papiers incendiaires ne sont pas pour plaire à « Monsieur Emploi »…

Et il y a Conakry-Matin, le bien nommé, un personnage virtuel et énigmatique qui ne participe pas directement à la construction du récit qui est là juste comme un révélateur. C’est lui qui narre, c’est lui qui informe, c’est lui qui témoigne. C’est lui qui nous aide à pénétrer l’âme des protagonistes et les secrets de leur vie.

Quatre jeune gens idéalistes et fragiles (« des jeunes hommes sans noyau », dirait William Sassine) avançant à tâtons dans la nuit noire de leur jeunesse perdue. Quatre destins promis au bluff, à l’opprobre, à la mort.

L’inéluctable, perceptible dès les premières pages, finira par arriver : la marche, les chants,  l’impitoyable canonnade. Houseï et Maracaibo seront fauchés.

La vie est vécue, la boucle est bouclée. Conakry-Matin et Decoya ont survécu. Ils raconteront aux générations futures…

Le célèbre journaliste Mohamed Salifou Keïta a donc sauté le pas. Il a quitté la rive du critique littéraire pour celle plus accidentée de l’écrivain. Les enfants des quartiers sombres est un premier roman prometteur. Notre jeune auteur nous surprend par son talent de narrateur et par ses indéniables qualités de poète :

« Comme une fleur, elle laisse manifester son amour au grand jour. L’aube soudain paraît et surprend le sommeil. Un rêve inachevé s’en va à- tire- d’aile. La nuit se dissout en vagues irréelles. »

Au lycée, on le surnommait Senghor. A juste raison !

Tierno Monénembo

Les enfants des quartiers sombres, Editions Publibook, Octobre 2015, Paris.

Transmis par Lamarana-Petty Diallo

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